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« The Cloud » d’Arkadi Zaides

C’est l’une des meilleures créations mondiales du 44e festival Montpellier Danse, fruit d‘une fidélité de Jean-Paul Montanari à Arkadi Zaides qu’il invite régulièrement et qui est sûrement l’un des artistes majeurs du monde chorégraphique d’aujourd’hui.

Comme un roman. Si, dans les précédentes pièces d’Arkadi Zaides, comme Necropolis vu en 2021 à Montpellier Danse, était affichée une forme de danse documentaire, The Cloud, avec son écriture complexe qui mêle l’Histoire à la biographie et l’intelligence humaine à l’artificielle, nous met face à un roman, une autofiction qui finit par contaminer le monde qui l’entoure. Et cette contamination est exactement le sujet de The Cloud qui tire deux fils en parallèle : le « nuage » de données, cet « hyperobjet » conceptualisé par Timothy Morton, qui désigne « une entité ou un phénomène d’envergure massive excédant l’entendement humain et pouvant mener à la catastrophe écologique – par exemple l’énergie nucléaire ou le dérèglement climatique » ; et le fameux nuage de Tchernobyl, qui a envahi l’Europe, et une grande partie du monde à moindre échelle, en 1986.

Le raccourci est saisissant. Car ces deux nuages non seulement réalisent la même chose, en matière de dangers, mais surtout nous placent face au mensonge, à la post-vérité, aux fake news et aux complotismes de toutes sortes et de toute envergure. Ce qui est le fait non pas d’une époque – comme Tchernobyl le démontre – mais d’une pensée totalitaire qui n’aime rien tant qu’une vision simpliste pour régner sur le « tout » - comme l’actualité, cette fois, nous le démontre – et  à l’échelle mondiale, comme un nuage obscurcit le ciel jetant son ombre sur la terre qu’il parcourt.

Sur le plateau du studio Bagouet disposé en angle, le public étant pour moitié en frontal et pour moitié sur le côté cour face à deux grands écrans, une immense table de mixage côté jardin supporte des outils technologiques que le chercheur et producteur de musique Axel Chemla-Romeu-Santos manipule pendant la représentation, créant en même temps la musique (tout à fait remarquable !) et modulant l’intervention de l’IA. Arkadi Zaides, assis sur un tabouret au centre de la scène lit une tablette.

Galerie photo Laurent Philippe

Après avoir évoqué comme en passant Lavender, un système d’IA israélien qui met moins de 20 secondes à déterminer qui est une cible potentielle et prendre la décision de l’abattre, il nous raconte qu’au premier jour de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, les soldats russes prennent possession du site de Tchernobyl et y restent 35 jours. Pourquoi ? Voilà qui donne lieu à de folles rumeurs…

Zaides continue son récit où s’infiltre son histoire personnelle. Né à Gomel, en République socialiste soviétique de Biélorussie, il vit à la pointe de la zone d’exclusion du réacteur de Tchernobyl, jusqu’à ses onze ans. En 1990 il s’enfuit en Israël avec sa famille avant de revenir s’exiler en Europe. En 2016, il retourne dans sa ville natale, notamment pour retrouver son ami d’enfance, Guennadi…

Galerie photo Laurent Philippe

Les mots, captivants, proférés par Zaides de manière impersonnelle, sont reproduits « en temps réel » par le système d’intelligence artificielle. Avec des « accidents » qui font qu’un autre mot que celui qui est dit apparaît, et des « repentirs » quand la machine revient sur ses pas pour corriger le récit. Bien sûr, toute cette mécanique n’est pas neutre et non seulement résume jusqu’où ces technologies peuvent nous induire en erreur, mais aussi jusqu’où on peut réécrire l’histoire en revenant en arrière pour effacer « ses fautes ». Un processus très soviétique. Mais pas que. Puisque c’est aussi, dans un sens, la matière même du roman, d’assimiler la vie pour la transformer en fiction, en vie plus vraie que nature – parce qu’elle est faussée.

Galerie photo : Laurent Philippe

Nous voilà tout à fait embarqués dans ce récit absolument passionnant, émouvant, quand commencent à apparaître des images. Le premier jour de classe d’Arkadi à l’école primaire, avec Guennadi, et des photos de Tchernobyl, de Pripiat la ville fantôme, et d’autres encore dont l’origine est inconnue. Très vite, l’IA imagine et/ou effectue des connexions entre ces éléments de texte et d’images, jusqu’à devenir un entrelacs inextricable de relations -vraies ou fausses – à l’instar de celles de nos réseaux sociaux qui multiplie par mille toute théorie du complot, ou des flux d’informations en continu. Peu à peu l’IA altère toute cette matière pervertissant notre vision des choses. Comme les visages des enfants de la photo de classe qui peu à peu se déforment sous l’effet des aléas de nos souvenirs ou des radiations atomiques. Qui sait ?

Galerie photo : Laurent Philippe

Peu à peu, toute cette histoire se résume dans un film sur les « liquidateurs » ceux qui ont été chargés de nettoyer Tchernobyl, équipés de combinaisons et de masques sans doute issus du fin fond de réserves d’État, dont l’efficacité nous rend plus que perplexes, félicités par les cadres du Parti et promis, sinon à une mort rapide, au moins à une dégradation de leur corps. Et soudain, Misha Demoustiers, jeune danseur aussi dégingandé qu’exceptionnel, incarne à la fois cette fiction qui n’en est pas une, incorpore ce texte produit par une IA, par une gestuelle qui distord littéralement son corps, le liquéfie, lui donne des allures de fantôme du passé ou de spectre tout court, de créature irradiée ou d’animal génétiquement modifié. Avec sa combinaison d’origine, trouvée par Zaides sur un marché, et son masque, il condense tous les fantasmes et tous les imaginaires suscités par l’ensemble de cette performance aussi puissante qu’attachante, qui reste ancrée dans notre mémoire comme ces isotopes radioactifs qui s’éternisent dans la terre si longtemps….

Il a fallu huit ans à Arkadi Zaides, avec son dramaturge Igor Dobricic, Axel Chemla–Romeu-Santos qui produit l’IA et le son, pour créer The Cloud, qui présente la même complexité qu’une œuvre littéraire dont on n’a jamais fini de déployer tout le sens, produisant à chaque lecture une nouvelle interprétation, comme d’ailleurs le spectacle lui-même puisque l’IA modifie à chaque représentation ses éléments. Cette pièce d’une densité rare, d’une acuité et d’une intelligence qui, cette fois, n’a rien d’artificielle, est une expérience à ne pas rater.

Agnès Izrine
Vu le 22 juin 2024, 44e festival de Montpellier Danse, Studio Bagouet.

Distribution
Concept et direction : Arkadi Zaides
Dramaturgie : Igor Dobricic
Développement de l’IA et son : Axel Chemla–Romeu-Santos
Interprétation : Axel Chemla–Romeu-Santos, Misha Demoustier, Arkadi Zaides
Cinématographie : Artur Castro Freire
Lumière : Jan Mergaert
Direction technique : Étienne Exbrayat

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