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Crystal Pite et Jonathon Young : “Assembly Hall”

Après l’impressionnant Betroffenheit, et le Revizor, la troisième pièce du duo Crystal Pite/ Jonathon Young et la compagnie Kidd Pivot est un spectacle qui joint le geste à la parole avec une maestria réjouissante.

Tout commence dans une salle des fêtes municipale désaffectée, avec son plancher poussiéreux, son drapeau d’un autre âge, sa scène ridicule aux rideaux fatigués et son panier de basket. Un homme gît à terre en position assise. Une femme tente de le redresser. Bientôt entrent six autres personnages qui prennent place dans cette Assemblée générale de dissolution de leur association, nommée Ordre bienveillant et protecteur, dont le but est d’organiser chaque année « La Fête de la Quête » (Quest Fest), soit une reconstitution mediévale autour d’une histoire de chevaliers et d’une Demoiselle éplorée. Les huit membres de cette vénérable institution doivent donc voter pour ou contre l’arrêt définitif de leur activité.

Mais le ver est déjà dans le fruit, et tout de suite, tout dérape. Mots (enregistrés) et gestuelle s’accordent et se désaccordent sans fin, dans une partition millimétrée à la seconde près, où résonne de temps en temps, des extraits du Concerto pour piano N°1 de Piotr Illitch Tchaïkovsky. Et plus le temps passe, plus la chorégraphie partie de gestes quotidiens, se déploie en volutes, en mouvements sans cesse contrariés, en torsions paradoxales ou en scansions et saccades qu’impliquent les phrases que les interprètes disent en playback dans une synchronisation parfaite avec le texte. Cette perfection inouïe produit un effet d’irréel qui finit par gangrener la pièce entière selon la célèbre phrase de William Forsythe « bienvenue à ce que vous croyez voir ».

Et que voit-on effectivement si ce n’est ce déploiement infini d’une phase théâtrale ou d’une phrase chorégraphique qui s’épanche sur le plateau en épopées statuaires, en trémulations extravagantes, en ralentis somptueux ? Où les mots deviennent une partition implacable dont les boucles signalent les altérations des corps et du temps, et les interprètes une matière corporelle d’une plasticité inouïe. D’une fluidité exceptionnelle, jusqu’à sembler parfois des êtres de chiffon sans muscles ni os, pouvant se plier à toute éventualité physique sans aucune limite, ou au contraire capables de qualités arrêtées ou d’une dynamique bondissante à faire pâlir d’envie même un animal, les danseurs et danseuses sont sensationnels.

La chorégraphie l’est tout autant et semble révéler cette étrangeté à habiter un monde dont nous ne savons à peu près rien. Aussi absurde qu’imprévisible, aussi fuyant que rigolo. De dislocations en démantibulations, de désarticulations en désagrégations, la pièce se détraque, et l’Assembly Hall se désassemble pour virer à la « Fête de la Quête » elle-même qui s’ouvre sur la petite scène qui fait décor, masquée par un rideau, et découvre une forêt perdue dans la brume, ou un magnifique tableau creusé d’ombres digne d’une peinture hollandaise. Là se déroule alors le fameux conte mediéval qu’il faut rejouer/réactiver sans cesse pour ne pas l’oublier. Et même s’il n’en reste qu’un fragment tiré du néant, ce fragment nous rappelle que l’humain ne cesse de chercher des réponses, de s'interroger sur ses origines mêmes, comme perdu à nous-mêmes, en prise avec un monde qui nous dépasse, peuplé de fantômes et de récits bizarres, où s’agitent nos peurs. Façon d’affirmer aussi, peut-être, que seule la fiction, ou un imaginaire fort nous permettra de traverser nos angoisses et nos fragilités. Comme le ferait un « Ordre bienveillant et protecteur » ?
Spectacle extraordinaire dans sa conception comme dans sa réalisation, Assembly Hall est une réussite parfaite, une pièce à couper le souffle.

Agnès Izrine

Le 2 avril 2024, Théâtre de la Ville Sarah Bernhardt.
À voir jusqu’au 5 avril. Puis du 13 au 17 avril.

Distribution :

Kidd Pivot
Créé par Crystal Pite, Jonathon Young

Texte Jonathon Young Chorégraphie & direction Crystal Pite Composition musicale & son Owen Belton, Alessandro Juliani, Meg Roe Scénographie Jay Gower Taylor Image & vidéo Cybèle Young Lumière Tom Visser Costumes Nancy Bryant Assistant des créations Éric Beauchesne

Avec Brandon Alley, Livona Ellis, Rakeem Hardy, Greg Lau, Doug Letheren, Rena Narumi, Ella Rothschild, Renee Sigouin

 

 

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