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« Eléments » : Cherkaoui x Ballet du Grand Théâtre x 3
A Genève, le Belge réunit ses Noétic, Faun et Boléro en triples désirs, charnels et cosmiques.
Un triptyque qui n’en est pas un, tel un portrait d’artiste : Eléments, ce sont trois pièces de Sidi Larbi Cherkaoui, créées il y a longtemps, chacune à sa manière, dans des contextes complètement différents. Trois commandes, trois recherches. Mais aussi trois réflexions sur les relations entre l’être humain et le monde. Trois reprises, présentées avec le Ballet du Grand Théâtre de Genève, trois facettes du talent du chorégraphe belge qui dirige l’ensemble genevois depuis 2022.
Après Ukiyo-e, créé avec l’ensemble genevois en 2022 [lire notre critique], Cherkaoui revient aux sources. En transmettant à cette troupe de la plus haute qualité Noétic (créé en 2014 pour la GöteborgsOperans Danskompani), Faun (créé en 2009 au Sadler’s Wells de Londres, puis repris à l’Opéra de Paris) et Boléro (créé en 2013 à l’Opéra de Paris en collaboration avec Damien Jalet et Marina Abramovic), il a offert au public helvétique une carte de visite aussi artistique que philosophique.
La noétique des courbes plates
Noétic impressionne toujours autant, par son jeu complexe avec les dizaines de bandes en fibre de carbone qui se plient sous leur propre poids et forment des courbes parfaites. Au sol : des lignes droites. Soulevées par les danseurs : des arcs, des couloirs, des planètes… Danser tout en manipulant ces objets n’est pas une mince affaire. Et les interprètes doivent autant faire preuve de dextérité et d’équilibrisme que se relier aux énergies cosmiques. Ces structures virtuelles sont l’œuvre du plasticien britannique Antony Gormley (le même qui dialogue actuellement au Musée Rodin avec les sculptures du maître) et symbolisent, selon Cherkaoui, « la recherche intuitive de la connaissance ». C’était sa quatrième collaboration avec Gormley, un sommet en matière de souplesse mentale et cinétique, où le principe masculin de la ligne droite ne fait qu’un avec celui, féminin, de la courbe.
Galerie photo © Grégory Batardon
La rencontre de Noétic est aussi celle entre la spiritualité et la science, entre le chant lyrique d’Ana Vieira Leite et les percussions japonaises de Shogo Yoshii, sur fond de voix off extraite de rencontres scientifiques, avec la question toute aussi spirituelle : « Mais qu’est-ce qui relie tous ces signes ? » Et si c’étaient les danseurs ? Au second acte, en scellant la fusion avec Gormley, Cherkaoui les fait passer d’univers à la Pina Bausch vers des tableaux pouvant évoquer Einstein on the Beach, dans des jardins imaginaires et des envolées stellaires. C’est l’acte blanc de Noétic, en quelque sorte. L’acte premier, lui, voit une sorte de bal, sur une partition musicale de Szymon Broska qui flirte avec le symphonique et le baroque, tout comme l’écriture chorégraphique de Cherkaoui.
Le retour dans la forêt
Après l’entracte, Cherkaoui réaffirme vigoureusement son dialogue avec la danse post-romantique d’il y a un siècle. D’abord Faun, en duo, où la séduction n’en reste pas au stade de fantasme. Au départ, Nijinski fit des Nymphes un territoire convoité sous l’empire de la nature. Quarante ans et deux guerres mondiales ayant passé, Jerome Robbins reprend le fil et met en scène un couple qui n’en est un qu’à la barre. Ce duo est chaste et, si désir il y a, chacun le vit de façon secrète.
Galerie photo © Grégory Batardon
Un autre demi-siècle plus tard, arrive le duo de Cherkaoui qui voit le couple Faune-Grande Nymphe revenir dans la forêt et s’unir dans un univers musical où Debussy est traversé par celui du britannique Nitin Sawhney, aux échos de culture indienne et autres, plus proches de la nature que le symphonique occidental. Et dans la danse de séduction, c’est la Nymphe qui mène le jeu, dans un corps-à corps fluide où les deux interprètes vibrent de tout leur être, où seul le fait chorégraphique les sépare d’une union consommée. Une libération, superbement portée par Yumi Aizawa et Juan Perez Cardona.
Macabre danse cosmique
En bouquet final, Boléro opère un retour vers les dimensions cosmiques et métaphysiques. C’est une affaire de projection et de miroirs suspendus, de cercles tournant au sol. Et le sol, par son reflet céleste, devient stellaire, transformant Ravel en feu d’artifice. Par les costumes – les squelettes brodés sur une fine peau soyeuse et quasiment transparente – la danse macabre n’est pas loin, mais s’invite ici dans l’énergie de la fête des morts du Mexique, renouant avec la dimension spirituelle de Noétic. Et malgré la transparence (ou à cause d’elle ?), les corps paraissent comme asexués. Face à la mort (terme féminin en français, masculin en allemand), nous sommes tous non-binaires… Au sol se dessinent des cercles lumineux qui saluent directement la table ronde de Rubinstein comme créatrice (et commanditaire) du Boléro, concrétisant les allusions de la composition de Ravel au céleste et à la « petite mort ».
Galerie photo © Filip van Roe
Avec cette trilogie qui finalement en est une pour de vrai, Cherkaoui (lisez donc : chair-kaoui), aux commandes du Ballet du Grand Théâtre depuis 2022, affirme que la noétique est pour lui un chemin où il « cherche un moyen d’accéder à notre connaissance intérieure, une connaissance qui se connecte à l’instinct. » Cette alliance entre la connaissance, la conscience et l’intuition est évidemment ce qui nous nous fait aimer la danse. En faire le thème sous-jacent d’une soirée, dans un dialogue avec la révolution chorégraphique des Ballets Russes témoigne d’une belle inspiration, en réflexion de la condition humaine entre désir et cosmos.
Thomas Hahn
Vu le 18 novembre 2023, Genève, Grand Théâtre
Noetic
Sidi Larbi Cherkaoui, chorégraphie
Szymon Brzóska, musique
Shogo Yoshii, percussions
Ana Vieira Leite, chant
Faun
Sidi Larbi Cherkaoui, chorégraphie
Claude Debussy et Nitin Sawhney, musique
Boléro
Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui, concept et chorégraphie
Marina Abramović, concept et scénographie
Maurice Ravel, musique
Avec : Ballet du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande, Yannis Pouspourikas, direction musicale
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