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« Pas assez suédois » par le Ballet de Lorraine
Nous avons assisté à « la troisième représentation du troisième temps fort » consacré aux Ballets suédois par le Ballet de Lorraine, ce qui a permis de découvrir quatre opus inédits : Fugitive archives, de Latifa Laâbissi, Mesdames et Messieurs, de Petter Jacobsson et Thomas Caley, Danses crues, de Dominique Brun et Érosion, de Volmir Cordeiro.
Recréations
Si le titre Jeux d’enfants n’avait déjà été pris, il eût pu l’être par Latifa Laâbissi, choréautrice de Fugitive archives, pour l’occasion assistée d’Olga Dukhovnaya (cf. Swan Lake solo,( lire notre critique ). Il s’agit d’une série gestuelle minaudante, coquetante, godante, inspirée du Marchand d’oiseaux (1923) de Jean Börlin, danseur et chorégraphe principal des ballets suédois. Un ballet originel passé au crible butoïque, par conséquent enfariné, grimaçant, contorsionné, exécuté par une exclusivité de jeunes filles en uniforme d’écolière, les uns à carreaux noirs sur fond blanc, les autres à carreaux rouges, bataillon trottinant comme des geishas, immobiles, en position debout, les genoux en dedans et, au sol, les gambettes entr’ouvertes, la culotte paradant. Une proposition somme toute minimaliste, pour ce qui est de la danse, exploitant plutôt l’art de la pantomime. Pas vraiment un ballet d’action, malgré la gestuelle volubile de ces adorables kawaii jouées par Aline Aubert, Angela Falk, Inès Hadj-Rabah, Laure Lescoffy, Valérie Ly-Cuong, Clarisse Mialet, Elsa Raymond, Céline Shoefs. La pièce bénéficie d’un beau rideau plissé orné de fausses ombres chinoises et d’une lumière sans ombre signée Éric Wurtz.
Galerie photo © Laurent Philippe
Plus sombre est l’univers de Danses crues, de Dominique Brun, un collage multimédia fondant et enchaînant routines de danses traditionnelles plus ou moins démarquées de celles de Nuit de Saint-Jean (1921) de Jean Börlin, exécutées sur scène par une douzaine de titulaires du Ballet de Lorraine en tenue de judokas ou d’adeptes de Gurdjieff, gourou toqué d’exercices spirituels mais aussi de danse, avec des scènes d’un documentaire en couleur datant de 1948, projeté sur un tulle imperceptible placé à l’avant-scène et des photos en noir et blanc. Le tout étant accompagné d’une composition de David Christoffel, elle-même mixée à la voix de… Marguerite Duras extraite de son court métrage Les Mains négatives (1979). L’arbitraire étant un des seuls luxes de l’artiste en général et du chorégraphe en particulier, le public nancéien a applaudi la macédoine dansée, qui associe folklores balkanique et scandinave tout en s’écartant du seul ballet de groupe dont le cinéma ait gardé trace – cf.L’Inhumaine (1924) de Marcel L’Herbier.
Galerie photo © Laurent Philippe
L’Homme invisible et son désir
L’Homme invisible et son désir : tel pourrait être le sous-titre de la pièce de Volmir Cordeiro, Érosion, basée, au départ sur L’Homme et son désir (1921), un « drame plastique » qui fut inspiré à Paul Claudel par le Faune de Nijinski. Le retour à la maison, autrement dit au Brésil, où le poète français avait écrit son livret, tel que décrit par Cordeiro est âpre et le désir, bien loin d’être attrapé par la queue – malgré quelque simulacre onaniste visant à provoquer. Les allusions à l’œuvre originale prennent la forme de citations de thèmes musicaux de Darius Milhaud. Les lunettes noires, les casques et les bottes des hommes rappellent ceux de guerriers ou de policiers. On n’est pas vraiment dans la gaîté de l’escadron, plutôt dans une vision militante, un peu woke sur les bords si l’on en croit la note d’intention du chorégraphe et, bien sûr, écolo (cf. le décor boisé et les éclairages ocres connotés forêt amazonienne menacée). Paradoxalement, garçons et filles dansent presque toujours à l’unisson, comme à l’armée ! L’ambiance est plus à La Table verte (1932) – ballet de Kurt Jooss qui remporta le Concours international de chorégraphie que Rolf de Maré institua pour honorer son danseur et chorégraphe fétiche Jean Börlin – qu’au clip de Michael Jackson They Don't Care About Us (1995) rythmé par les grosses caisses d’Olodum. Si la samba est puissante, le carnaval semble plus funeste que festif.
Galerie photo © Laurent Philippe
Une fois de plus, le duo de chorégraphes maison, Petter Jacobsson et Thomas Caley, a épaté la salle, et nous avec, par la vivacité de leur dernière pièce, entièrement dansée par des hommes, travestis comme des drag queens, rien qu’avec des éléments trouvés dans les carnets de dessin de Picabia. Celui-ci avait décliné son prénom tantôt en Francine, tantôt en Francisque, un peu comme son ami Duchamp, qui avait adopté le surnom de Rrose Sélavy. Mesdames et Messieurs est une version plausible car improbable de Cinésketch, la dernière soirée des Ballets suédois animée par Picabia au Théâtre des Champs-Élysées et de Dada, mis au rencart par le Surréalisme. La frénésie et l’inventivité du jazz, dans la version Jungle de Duke Ellington, comme dans celle quasiment free de Fess Williams – on pense au morceau stomp au titre allusif Playin my Saxophone dans l’enregistrement endiablé déniché par la sœur de Petter Jacobsson. Les nombreuses idées musicales trouvent leur équivalent visuel grâce au talent des chorégraphes, à l’énergie des danseurs, aux effets lumineux conjurant la couleur interdite dans le théâtre en France – le vert.
Galerie photo © Laurent Philippe
En bonus, on a droit, grâce au musée de la danse de Stocklholm, à un scoop : Jean Börlin dans son solo Le Derviche, filmé en 1923, un an avant la fin de l’aventure des Ballets suédois, cinquante ans avant celui d’Andy Degroat.
Nicolas Villodre
Vu le 20 mars 2022 à l’Opéra national de Lorraine de Nancy.
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