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Hivernales : Interview de Mathieu Desseigne

L’auteur de La Chair a ses raisons, né à Avignon, s’explique sur les ressorts artistiques et intimes de sa recherche.

Danser Canal Historique : Dans La Chair a ses raisons, vous montez sur le plateau depuis les gradins, pour vous déshabiller et vous dissoudre visuellement en fond scène, et réapparaître sous la forme d’un corps humain, avant de vous retransformer en un citoyen. Que signifie cette suite de disparitions et d’apparitions ?

Mathieu Desseigne : Le travail sur la chair est une question intime. C’est effectivement une expérience de la disparition. Et mon trajet d’artisan du plateau, terme que je préfère à celui d’artiste, a quelque chose à voir avec un trajet de disparition. On arrive à la disparition momentanée de l’humain, du JE, de l’initiateur, de l’interprète. Cette disparition crée de l’espace, un espace qui était a priori un espace inclusif. Le matériau travaille et met à distance les velléités créatrices. Il ne s’agit pas d’être malin pour vouloir dire ceci ou cela. Ce qui structure la relation du spectateur à ce matériau-là est quelque chose qui se situe entre attraction et répulsion, est travaillé par une norme culturelle qui est celle de la représentation du beau.

DCH : La Chair a ses raisons est un vrai défi. Pendant longtemps, on n’est pas du tout sûr de ce qu’on voit.

M. Desseigne : C’est exactement ce que nous recherchons. Si le spectateur sort en se disant, j’ai douté de la nature des choses sur lesquelles mon regard s’est porté, voilà qui me va très bien. En faisant du spectacle vivant, on fait une hypothèse disant qu’il y a la possibilité d’un transfert, c’est à dire qu’il reste de l’expérience vécue à cet instant quelque chose qui puisse être superposé à l’expérience vécue globale. Et je pense que globalement, si on se mettait à douter un peu plus de la nature de ce qu’on voit, on s’en porterait mieux. Et s’il n’y avait que ça qui se dit ici, j’en serais très heureux. Le spectacle vivant ne doit produire ni du consentement ni du contentement. Il doit être un lieu qui rend possible l’expression d’une voie divergente.

DCH : Comment avez-vous travaillé pour arriver à cette  image d’un corps, d’abord diffus et amorphe, qui se concrétise sous nos yeux, de manière imperceptible et pourtant continuelle ?

M. Desseigne : La recherche a commencé  autour de la lumière, et donc en binôme avec Pauline Guyonnet, créatrice des lumières, pour créer la condition du regard de notre matériau. Nous avons fait un inventaire des possibles. Notre axe de départ était de savoir quand on est dans du « corps » et quand dans la « viande ». L’un signifie l’homme et son humanité, l’autre la chair. Quand est-on dans le culturel, et quand dans une matière constitutive du vivant, mais pas encore dans la pensée organisée ? Ces matériaux ne se situent pas dans le pendant, mais dans un avant. D’où des interprétations possibles comme une naissance de quelque chose. Mais l’ouverture aux interprétations diverses est le fruit de la précision de la recherche.

DCH : Vous invitez le public à un temps d’échanges après chaque représentation. Un élément constitutif de votre processus de recherche ?

M. Desseigne : C’est une recherche toute récente. Aux Hivernales, nous l’avons présentée pour la deuxième fois et je voulais que ce temps participe de l’ensemble. Je considère que chaque réalisation d’un spectacle vivant devrait donner lieu à une prise de parole.

DCH : Vous suggérez fortement, en vendant des places pour deux représentations, de voir le spectacle deux fois ? Est-ce une idée qui est née avec ce projet ou existait-elle déjà avant ?

M. Desseigne : Chez moi, en général, les idées viennent de façon rétrospective. Je sais les trouver, une fois que je les ai croisées. La première fois que nous avons donné La Chair a ses raisons, au KLAP à Marseille, nous avons constaté que nous étions en train de mettre sur pied un objet qui dans sa nature nous mettait au seuil de l’irreproductibilité. Si la lumière bascule par rapport au corps, ne serait-ce que de quelques millimètres, l’image créée est radicalement différente. Si un spectateur se décale juste un peu, tout bascule. Et à Marseille beaucoup de gens sont venus une deuxième fois, par leur propre décision, pour vérifier ce qu’ils avaient vu. Ils cherchaient l’identique et ont trouvé la différence. Mais je ne suis pas encore sûr si cela fera partie de la prochaine tentative.

DCH : Que représente La Chair a ses raisons dans votre parcours ?

M. Desseigne : Je ne voulais pas créer un solo à diffuser, et surtout pas un n-ième « solo de danse ». J’ai intimement besoin de traverser cette chose-là qui fait partie, de façon constitutive, d’une recherche à long cours. Mais avec le temps, je vois que La Chair a ses raisons s’éloigne de ce que je crains. Au début je considérais La Chair a ses raisons comme une sorte d’étape d’une création à venir, Petite histoire pour quantités négligeables, une pièce pour cinq danseurs. Je constate aujourd’hui que cette petite forme a un intérêt pour moi, dans sa manière d’activer la relation au spectateur. Et il me viennent des envies de le développer. J’en ai déjà discuté Les Hivernales et le KLAP, qui sont des partenaires très proches qui suivent notre travail.

DCH : Comment fonctionne votre structure, NaïF Production ? Que se cachet-t-il derrière ce nom inhabituel ?

M. Desseigne : NaïF Production a été créé en 2014 et fait suite à l’expérience collective avec 2 Temps 3 Mouvements, constitué en 2006, qui nous a permis de découvrir ce que peut être une expérience collective au sens strict du terme. Mais comme beaucoup d’expériences de ce genre, elle s’est terminée de façon compliquée. Des collectifs j’en ai côtoyé d’autres comme les Ballet C. de la B. par exemple. NaïF Production tente une démarche plus humble, entre compagnie et collectif, mais en comprenant « compagnie » au-delà d’une simple structure administrative.

Propos recueillis par Thomas Hahn

Spectacle(s) vu(s) le 25 février 2018, 14h et 16h, Chapelle des Pénitents Blancs, Avignon, 40e édition des Hivernales

Prochaine représentation : le 13 mars au Théâtre Jean Vilar, Vitry-sur-Seine

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