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Balanchine en noir et blanc à New York
Le New York City Ballet continue à défendre le répertoire de son fondateur, et en révèle des facettes méconnues.
Il y a le Balanchine international, et celui du New York City Ballet. Il suffit de parcourir le programme d’une saison de la compagnie américaine pour réaliser qu’on connaît bien mal Mr. B, ce monstre sacré qui a traversé presque tout le XXe siècle. Aux classiques régulièrement présentés par les grandes compagnies mondiales s’ajoutent en effet des ballets presque inconnus en Europe ; ne serait-ce que ce printemps, le NYCB aura présenté pas moins de seize ballets de son fondateur en deux semaines, aperçu de l’ampleur de son répertoire.
Cette saison au Koch Theater commençait par un festival Balanchine Black & White, composé de trois programmes d’une exigence chorégraphique qui ne faiblit pas. Entre Apollon Musagète et Le Tombeau de Couperin, l’œuvre la plus récente, un demi-siècle s’est pourtant écoulé. Ce qui frappe face à ce concentré d’histoire néoclassique, c’est l’inventivité, la modernité extrême de la plupart des pièces, là où l’Europe ou la Russie accentuent souvent leur classicisme, et tendent vers un Balanchine plus lisse. On redécouvre dans « son » théâtre l’ambition et l’insolente créativité d’un chorégraphe qui semble ne jamais se répéter, et trouve dans la musique des ressources propres à chaque œuvre.
Et certaines ont de quoi dérouter, à commencer par le diptyque Monumentum pro Gesualdo/Movements for Piano and Orchestra, deux courts essais chorégraphiques sur Stravinsky créés à trois ans d’écart mais rapidement associés au sein du répertoire. Dansés par le même couple, secondé par un petit corps de ballet, ils se complètent comme un jeu formel de plus en plus radical ; aux lignes classiques de Monumentum, Movements répond par une déconstruction d’allure cubiste presque comique, menée avec flegme par Maria Kowroski et Ask la Cour.
Episodes, sur une série de pièces de Webern, est encore plus morcelé et expérimental. Composé à sa création en 1959 de deux parties, il rassemblait sur scène Balanchine et Martha Graham, qui avait chorégraphié le premier mouvement pour ses danseurs ; depuis 1961, le New York City Ballet danse sa partie de manière indépendante, amputée également d’un solo créé par Balanchine pour Paul Taylor, à l’époque danseur chez Graham. Il reste d’Episodes quatre mouvements, dont « Five Pieces », avec son couple qui entre comme sur un fil, desservi ici par une interprétation monocorde. L’architecture angulaire et toute en ruptures des deux derniers mouvements, notamment « Ricercata », sur une réorchestration de Bach, fait écho aux liens tissés entre danse néoclassique et moderne aux États-Unis.
Quant aux œuvres plus familières, d’Agon à Concerto Barocco, si l’interprétation est inégale d’un soir et d’une distribution à l’autre, le New York City Ballet les aborde avec un style propre – et démontre en creux pourquoi le public américain a tant de mal à voir des compagnies étrangères dans ce répertoire. La petite phrase de Mr. B, « Don’t think, dear, just do », fait toujours mouche là-bas, et le NYCB adhère à cette philosophie de premier degré du mouvement : dans les œuvres abstraites, pas de mimiques, de théâtralisation, mais les pas, rien que les pas. Ce refus d’imprimer un personnage en filigrane à la chorégraphie peut sembler monotone à première vue dans un ballet comme Les Quatre Tempéraments, également vu au Royal Ballet de Londres le mois dernier, où la caractérisation faisait ressortir le contraste entre les rôles, mais il n’empêche paradoxalement pas l’émergence de personnalités, parfois au grand dam des habitués.
Après des années de flottement, le New York City Ballet dispose en effet aujourd’hui d’une génération d’étoiles exceptionnelle, dont les styles semblent se compléter sans s’écraser. Du côté des femmes, la virtuosité de danseuses comme Ashley Bouder, à l’élévation exceptionnelle, ou Tiler Peck, musicale et polyvalente, contraste avec la théâtralité emphatique de Sara Mearns ou les lignes infinies de Maria Kowroski. La révélation de cette saison restera sans doute Sterling Hyltin, danseuse fine et complète, capable de passer de Symphony in Three Movements et Apollon Musagète à La Sylphide avec, à chaque fois, une réelle intelligence du style.
Chez les hommes, si l’élégance est parfois en reste, et malgré l’absence de Robert Fairchild (occupé par Un Américain à Paris), la compagnie ne manque pas de principals présents et en forme, des indispensables Andrew Veyette et Tyler Angle à Adrian Danchig-Waring, au travail plastique impressionnant dans Apollon, ou Amar Ramasar, le garçon du Bronx qui s’épanouit aujourd’hui dans des rôles extrêmement divers. Quatre ou cinq jeunes talents piaffent également aux portes des grands rôles.
Le corps de ballet se révéle plus inégal, avec des préférences inattendues. Le classicisme apollinien de Barocco ou de Square Dance n’est pas le point fort du groupe actuel, qui tend à glisser sur les notes au lieu de les accentuer. Le premier mouvement de Square Dance, qui avait révélé de manière lumineuse le Miami City Ballet au Châtelet en 2011, souffre particulièrement ; Ashley Bouder, qui a du vif-argent dans les veines, fait des miracles dans le rôle principal, mais le contraste avec le reste de la compagnie est marqué.
Concerto Barocco peine également à ne faire qu’un avec la partition de Bach. Dans les mains de la première distribution actuelle, composée de Sara Mearns et de Teresa Reichlen, les deux violons s’opposent au lieu de se compléter ; l’autorité flamboyante de la première éteint la deuxième, toute de langueur discrète. Justin Peck, que l’on verra en tant que chorégraphe la saison prochaine à l’Opéra de Paris, était leur cavalier, et le dernier mouvement déroulait au moins la merveilleuse chorégraphie de Balanchine sans accroc. Le Tombeau de Couperin, cadeau de Balanchine au corps de ballet, qui est seul en scène, le présentait sous un meilleur jour, joyeux et musical.
Autre pan du répertoire, la géométrie des ballets en justaucorps est à l’inverse présentée avec une acuité frappante, des étoiles aux ensembles. Vue du balcon, l’architecture d’Agon est tirée au couteau, et Symphony in Three Movements, avec ses lignes blanches et noires ponctuées de rose vif, mesure la technique classique à l’aune d’un monde urbain, abstrait, imposant ; l’impressionnant manège de piqués de Sterling Hyltin qui accélère à contre-courant du corps de ballet, comme au milieu d’une foule, ou cette pose finale qui rassemble un escadron de danseurs en formation d’attaque, font office de réponse magnifiée à l’environnement de Balanchine aux États-Unis. Le New York City Ballet, fidèle à son créateur, continue à traduire cette part de lui mieux que personne.
Laura Cappelle
Balanchine Black & White Festival
New York City Ballet
David H. Koch Theater, New YorK
Avril-mai 2015
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