« Les Ombres » de Nacera Belaza
Contexte aussi officiel que piégé, forme très contrainte, mise en avant d'une artiste goûtant peu la surexposition : la création in situ des Ombres de Nacera Belaza, à l'occasion à la fois de l'ouverture d'une galerie du Louvre au concept discuté et d’un focus d’artiste du Festival d’Automne, avait tout du piège. La chorégraphe a évité toutes les chausse-trapes pour livrer un moment d’élévation.
Le 3 décembre 2025, le Musée du Louvre inaugurait — en petites pompes — une nouvelle galerie d’exposition baptisée Galerie des Cinq Continents, dans le Pavillon des Sessions, le long de la Seine. Celle-ci fait suite au projet initié en 2000 par le président Jacques Chirac et son conseiller, le marchand et collectionneur Jacques Kerchache, en préfiguration du Musée du Quai Branly, et qui visait à présenter, dans le « musée universel », les arts des civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques. La polémique fut intense et pas toujours honorable, et le Pavillon des Sessions demeura assez isolé : voilà la chose corrigée. Mais cela intervient dans un contexte pour le moins troublé, entre cambriolage, fermeture forcée et grève — cette discrétion de l’ouverture s’entend —, d’autant que le projet muséal de cette galerie, dans une logique proche de celui du Louvre-Lens, où œuvres occidentales et non occidentales se côtoient sur un pied d’égalité, peut être contesté pour son arbitraire non dénué de biais.
Contexte nécessaire à tenir à l’esprit pour mesurer la performance de la chorégraphe dans ces lieux : tout faux pas dans ce terrain miné pouvait se payer cash. D’autant que la proposition n’engageait pas à la franche légèreté désinvolte. Les Ombres venait après Petites Joueuses de François Chaignaud (2024), Danses non humaines (2023) de Jérôme Bel (avec Estelle Zhong Mengual) et Forêt d’Anne Teresa De Keersmaeker et Némo Flouret (2022). Cette « collection » un peu pesante de solennité, succédant à une politique d’invitation de danseurs au Louvre et se situant dans le droit fil de ces interventions de chorégraphes en espaces muséaux devenues d’autant plus usuelles que l’art chorégraphique est particulièrement reconnu pour sa pertinence dans ce contexte. Reste que le Louvre, en période de polémique, avec une galerie dont le propos prête à discussion et la charge d’un « Focus » du Festival d’Automne : Nacera Belaza n’avait pas la tâche facile.
Pour corser l’addition, si cela s’avérait encore utile, la chorégraphe avait mêlé à ses quatre interprètes professionnels huit jeunes danseurs amateurs, sélectionnés par audition parmi ceux du cursus danse du lycée Bergson (Paris 19e), avec lequel elle a collaboré. On peut faire plus complexe, mais cela devient difficile…
Et ces contraintes n’ont pas semblé peser. Aucune concession à la solennité de l’occasion, pas de velléité de correspondance avec des pièces présentées, encore moins de discours implicite cherchant à établir une forme d’universalité… Les Ombres est parfaitement une pièce de Nacera Belaza qui, sur un plateau, tiendrait l’intérêt. Pas non plus de juxtaposition de la danse aux œuvres : si tout a bien été conçu pour cette galerie et y répond, aucune illustration, toujours un peu servile. La résolution de la contradiction tient à ce que la pièce se centre sur les danseurs qui, comme des médiateurs (des œuvres, du musée, des spectateurs : un peu des trois à la fois), mêlés au public, précédés de la musique — laquelle s’impose chaque fois que « quelque chose » va advenir —, déambulant dans la foule, offrent au long du parcours des moments de suspens. On retrouve les grands mouvements balancés de bras, les spirales, voire des girations de derviches, lesquelles ne sont pourtant pas tant des éléments de la gestique de Nacera Belaza mais tiennent parfaitement leur place dans le contexte. Jusqu’à ce solo d’Aurélie Berland — décidément danseuse hors pair —, tout de temps d’accroupissement et de suspension, qui ouvre pourtant un espace infini.
Puis les danseurs pénètrent le vaste espace des peintres italiens et espagnols des XVIIe et XVIIIe siècles, galerie qui, dans la même aile que la Galerie des Cinq Continents, à l’étage, rouvrait, elle aussi, après travaux… S’aventurant avec précaution sur ce grand plancher ouvert, les danseurs y prennent leur envol, dans un mouvement couru-glissé croisant leurs volutes en deux sous-groupes, jouant à se fondre ou se différencier, offrant la libération du regard dans une sorte d’immensité. Amusant que le noir habituel des costumes plus que sobres de la chorégraphe réponde aussi étrangement à ces murs peints en noir (il paraît que, sur place, cette innovation coloriste fait débat ; à le voir, ce n’est pas mal du tout).
Les Ombres développe son propos comme le chemin d’une élévation vers l’espace à partir de la rencontre des œuvres, sans rien renier des principes de composition de la chorégraphe. Un tour de force à comparer à celui des danseurs, surprenants d’intériorité dans un contexte pourtant aussi complexe, entourés du public, voire bousculés, d’autant que les costumes les dissimulent et les confondent dans la banalité. Même les jeunes danseurs du lycée ne témoignèrent d’aucune distraction, ce qui en dit long sur la qualité du travail avec l’équipe de Nacera Belaza… Au point qu’il fallait, pour suivre et anticiper le déroulement de la pièce, porter une attention particulière aux pieds. Ceux des danseurs, en chaussettes, seul signe distinctif, permettaient de les reconnaître avant qu’ils ne se lancent dans leur danse. Et de se placer au mieux de leur parcours pour accueillir leur recueillement.
Beaux moments.
Philippe Verrièle.
Vu le 8 décembre 2025, Galerie des Cinq Continents, Musée du Louvre, avec le Festival d’Automne.
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