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« Post-Orientalist Express » de Eun-Me Ahn

Avec Post-Orientalist Express, Eun-Me Ahn déjoue les attentes : loin de ses explorations des danses traditionnelles coréennes, la chorégraphe coréenne compose un maelström d’images et de saynètes où l’Orient n’est plus un objet exotique mais un miroir tendu à l’Occident. Et une grande tournée en France ?

La nouvelle pièce de Eun-Me Ahn a surpris. La recherche sur les danses traditionnelles et la société coréenne, qui avait séduit dans ses œuvres précédentes, semble désormais lointaine. Semble, car Post-Orientalist Express parle de nous, occidentaux regardant l’autre – l’Asie en l’occurrence – pour révéler une face cachée de nos clichés.

Le prologue, montage d’animations de célèbres peintures orientalistes et de photographies de l’époque coloniale, le tout retravaillé par l’IA, a le mérite de montrer que le propos de l’œuvre ne vise pas seulement l’Asie mais plus largement « l’ailleurs », tel qu’en témoigne une figure noire assise au premier plan. Même si la chorégraphe coréenne se concentre sur les pays asiatiques dont elle a étudié les danses, il s’agit bien du regard posé sur l’autre. Ce qui rappelle certaines démarches poétiques.

En 1904, tandis qu’il revient de Tahiti, l’aviso La Durance est victime d’une grave panne de machine qui l’oblige à rester deux mois à Colombo. À bord, le poète – et médecin de marine – Victor Segalen. Il a écrit Les Immémoriaux, premier roman qui envisage la colonisation du point de vue « des autres » (ici, les Maoris), et profite de ces deux mois d’arrêt forcé pour réfléchir à l’exotisme : « Et en arriver très vite à définir, à poser la sensation d’Exotisme qui n’est autre que la notion du différent ; la perception du Divers ; la connaissance que quelque chose n’est pas soi-même ; et le pouvoir d’exotisme, qui n’est que le pouvoir de concevoir autre. »[1] Ajoutant encore : « L’exotisme n’est donc pas cet état kaléidoscopique du tourisme et du médiocre spectateur, mais la réaction vive et curieuse au choc d’une individualité forte contre une objectivité dont elle perçoit et déguste la distance. »[2]


Pas certain qu’Eun-Me Ahn connaisse Segalen, mais un peu du poète breton ne nuit pas pour appréhender sa nouvelle création, ne serait-ce que pour prévenir les malentendus. Car Post-Orientalist Express peut déconcerter… Véritable maelström d’images et de saynètes enchaînées à toute vitesse, passant de la jeune femme à l’ombrelle, pour fond de verre à liqueur (mais pour tout public quand même), aux deux masques marchant sur les mains avec des airs de dragons informes et qui, sautant sur leurs pieds, retournent le costume, devenu sobres jupes blanches, les transformant en austères danseurs butô, kaolin en moins. On y croise des saris, des coiffes fleuries, des bouddhas dorés, des émules de Bruce Lee avec nunchakus, des super-héros de dessins animés façon Chevaliers du Zodiaque du studio Toei Animation, un étourdissant mélange flashy, au gré des 90 costumes créés par la chorégraphe, qui démultiplient l’effectif au point qu’il faut un certain temps pour mesurer qu’ils ne sont que huit… La chorégraphe elle-même s’ajoute à l’effectif à l’occasion de deux solos ; comme le faisait dame Pina en son temps, mais en plus débridé.

Galerie photo © Laurent Philippe

Structurellement, et malgré les apparences, Eun-Me Ahn, c’est un peu la Pina Bausch coréenne : une figure reconnue, parfois encombrante, et surtout présente à l’international. Artistiquement, malgré les évidentes différences, une certaine proximité de construction, voire d’élaboration du propos, avec la grande Allemande – quoique l’une soit née en 1940 et l’autre en 1963. Une génération d’écart qui signe aussi l’histoire de la diffusion de la danse contemporaine à travers le monde. Comme Pina Bausch, Eun-Me Ahn a étudié aux États-Unis, quittant Séoul pour New York afin d’approfondir sa formation à la Tisch School of the Arts (New York University). Ce n’est qu’en 2001 qu’elle retourne en Corée du Sud et devient directrice artistique de la Daegu City Dance Company, une troupe d’environ 45 danseurs.

Galerie photo © Laurent Philippe

Le grand développement de sa carrière date du cycle des Dancing (2011–2018), qui marque une inflexion de l’œuvre vers une préoccupation sociale. Pour Dancing Grandmothers (2011), la chorégraphe filme des femmes âgées dans toute la Corée, puis les intègre sur scène pour un portrait générationnel émouvant. Dancing Middle-Aged Men (2016) puis Dancing Teen Teen (2018), en creusant ce sillon, offrent une fresque chorégraphique de la société coréenne dans toute sa complexité. Le cycle fait de Eun-Me Ahn une figure internationale, mais son parcours ne se limite pas à cette inspiration. Avec Dragons (2023), elle plonge dans le passé mythologique et culturel des cultures asiatiques et les confronte au futur technologique, recourant à sa connaissance des danses traditionnelles coréennes. L’esthétique très colorée, l’usage de vidéos, les costumes spectaculaires voire délibérément kitsch annoncent déjà ce Post-Orientalist Express, créé le 2 mai 2025 au Sejong Center for the Performing Arts à Séoul, bauschien de construction et déjanté de ton.

Galerie photo © Laurent Philippe

Mieux qu’une dénonciation ou une moquerie des préjugés occidentaux sur l’Orient – vaste fourre-tout mythique plus que géographique – Eun-Me Ahn, dans l’esprit de Segalen, joue sur la distance entre le réel et le cliché, l’exacerbant pour souligner, en creux, son incohérence. Même le bruit et l’agitation, clichés de la ville contemporaine d’Asie, appartiennent au cliché. Plus qu’un portrait de l’Asie – ce qui serait illusoire – la chorégraphe s’amuse des images que « l’Orient mystérieux des contes de nourrice » pour reprendre le premier vers du poème mis en musique par Ravel, mais aussi de leur prégnance dans notre imaginaire. En réalité, Post-Orientalist Express est un portrait de l’Europe regardant l’Asie vue d’Asie. Et donc un étonnement devant ce qui fonde notre fascination. Un jeu de relations complexes, malgré leur apparent kitsch, dont il s’agit de « déguster la distance », comme le fit Segalen bloqué à Colombo.

Philippe Verrièle
Vu le 21 novembre 2025 au Théâtre de la Ville, Sarah Bernhardt, Paris.
[1]: Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, Éd. Fata Morgana, 1978, p.23. [2]: Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, Éd. Fata Morgana, 1978, p.25.

Distribution :

Chorégraphie et direction artistique : Eun-Me Ahn
Musique : Young-Gyu Jang

Création lumière : Jinyoung Jang

Direction video : Taeseok Lee
Méta
Dramaturigie: Geun-Jun Changwoo-Michael Lim

Conception costumes et scénographie : Eun-Me Ahn

Direction technique création : Jimyung Kim

En tournée :
11-12 Déc. 2025 : MC2 Grenoble (FR) 

19 Déc. 2025 : Le Grrranit, Belfort (FR)  

16 Jan. 2026 : Espace des Arts, Chalon-sur-Saône (FR) 

20-21 Jan. 2026 : Le Quartz, Brest (FR)  

23 Jan. 2026 : La Passerelle, Saint-Brieuc (FR)  

30-Jan. 2026 : Le Théâtre - Scène Nationale, Saint-Nazaire (FR)  

04-07 Fév. 2026 : Kampnagel, Hambourg (DE) 
10-11 Fév. 2026 : Théâtre d'Orléans / Scène Nationale (FR)  

14 Fév. 2026  : La Ferme du Buisson, Noisiel (FR) 
20 Fév. 2026  : Stavenger Konserthus, Stavenger (NO) 

26-28 Fév. 2026 : Dansenshus, Oslo (NO)  

06-07 Mars 2026 : Les Théâtres de la Ville de Luxembourg (LU

 

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