« L'Œil nu » de Maud Blandel
Festival d'Automne après celui d'Avignon et tournée de poids dans toute la France chorégraphique ! Cette création d'une jeune pousse de la danse suisse émarge au registre des pièces à voir. Mais pourquoi ? Un doute : et si c'était justement parce qu'elle ne dérange rien ?
Pourquoi un coup de sang contre la pauvre Maud Blandel, plutôt du genre bonne élève et sans défaut ! Basée à Lausanne, elle est passée de la danse contemporaine à la mise en scène et aux arts plastiques et chorégraphie depuis 2015. Ou plutôt à cause de ce profil lisse de bonne élève, première de la classe de spectacle contemporain qui travaille « sur la notion de corps sacrifié et la mise en spectacle du corps féminin (Touch down, 2015), sur la folklorisation de pratiques de danse populaire (Lignes de conduite, 2018), sur la mise à mort du temps via un type de divertissement musical du XVIIe siècle appelé Divertimento (Diverti Menti, 2020) ». Un pur produit de la fabrication du spectacle dans la norme et le respectable L'œil nu n'est pas pire que d'autres… Justement. Et, pour justifier ce qui suit et comme le disait Michel Audiard, « je te dis pas que c'est pas injuste, je te dis que ça soulage ».
À moins que déjà, dès l'entrée en salle, avec le Revox le long du mur de fond, les gradins disposés en tri-frontal, l'apparence résolue du « faire banal », simple mais pas simpliste, quelque chose méritait que l'on protestât. Mais nous sommes entre gens bien cultivés, n'est-ce pas ? Et l'on ne va pas déranger ! D'autant qu'ils jouent à un jeu de boules aux règles sans doute complexes qu'ils semblent ne pas suivre et qu'il s'agit d'un faux jeu - avec des boules en mousse pour qu'il n'y ait pas de risque ni de bruit excessif, donc un faux jeu de fausses boules ; on entend un extrait de dessins animés dans lequel une voix nazillarde exige « Shoot him now » (Tire-lui dessus) ce qu'évidemment l'interpellé ne fait pas. Ainsi redoublé, faux semblant au carré. Ce L’oeil nu, présenté au Festival d’Avignon, commence par une intox multipliée, ce qui est d'assez mauvais augure.
Galerie photo © Laurent Philippe
Ils ont fini par cesser de feindre de jouer. Ils sont six et se mettent en branle. Cela bouge, mais peut-être était-ce justement de cette distribution dont on sentait qu’elle avait cherché à être parfaitement inclusive que vint la confirmation ; de cette attention à cocher les cases d’un politiquement correct qui se veut tellement bienveillant et non discriminant qu’il ne se pose même plus comme politiquement correct. Ni politique, ni correct car indifférent à la réalité du premier mot et ignorant l'étymologie du second. Correct, à savoir « qui est conforme aux règles établies » et ici totalement étranger vu que nulle règle ne doit faire obstacle, ce qui est la pire des règles. Une façon de gommer tout distinctif dans la banalité du costume de tous les jours, une esthétique du fade, du banal, du quotidien, mais bien-pensant et policé ; à la mode en quelque sorte. Une distribution tout à fait correctement conforme de corps non conformes. De la bien bonne bienveillance non discriminante. Une distribution comme un fichier excel où il faut bien remplir toutes les cases ; et attention à ne pas dépasser !
L'incarnation de l'esthétique du banal telle que l'entend le critique et historien d'art Paul Ardenne. Une banalité assumée qui « participe ainsi à un mouvement plus général de désublimation du monde et de l'art, que l'on pourrait certes faire remonter à Marcel Duchamp, mais qui trouve probablement ses fondements les plus anciens au 19e siècle, chez Manet. Mais autre différenciation importante : si l'art du banal se constitue comme esthétique de l'ordinaire et du minime, cela ne signifie nullement que la « forme » n'est pas maîtrisée, et moins encore que l'on a affaire à une nouvelle déclinaison de l'informe tel qu'il a pu être pensé par Georges Bataille notamment dans son Dictionnaire. Il serait en ce sens plus juste de considérer cet art comme un infléchissement de la pratique objectiviste vers plus de modestie, dans tous les sens du terme […]» (Dominique Bacqué, Photographie plasticienne, l'extrême contemporain, Ed. du Regard, Paris 2004 page 23-24).
Alors, certes, ils se meuvent, dans une dynamique structurée simple (en gros, un point central autour duquel spirale plus ou moins le groupe, avec un centre qui change et un ensemble qui se déplace dans l'espace). Cela reste bien propre : pas de ces vols d'étourneaux où ,de la masse mouvante, toujours un égaré s'échappe ; Hervé Diasnas dans ses vols (exercices chorégraphiques d'ensemble pour tout public) avait très bien senti cette dialectique du groupe et de l'unique. Un mouvement seulement bien rangé qui se veut « composition instantanée » mais bien dans les règles cependant et qui se déroule sagement. Vingt minutes de plus ou quinze de moins n'aurait rien changé à l'œuvre. Ce qu'elle « raconte » se projette sur le mur du fond, en phrases poétiques ou triviales quand il s'agit du suicide du père. On participe de ce tragique. De là à le hausser à la dimension d'une catastrophe cosmologique comme il est dit dans le programme, il y a une marge que l'on ne voit pas franchir au plateau. Viser les étoiles suppose renoncer à la chaude réassurance du banal ; ce qui n'est pas du propos. Et puisque tout tient dans ce qui se « narre » en projection, pourquoi prendre le risque des débordements de la danse ? Laquelle reste décorative et sans enjeu.
Galerie photo © Laurent Philippe
Alors Maud Blandel ! Mais que n’a-t-elle produit un spectacle insupportable, bancroche et bancal, irregardable car scandaleux… Que n’a-t-elle échoué seulement à une œuvre qui traduise son incapacité à exprimer ce qu’elle veut dire, la résistance absolue du réel à l’artiste, son impuissance. Elle aurait lutté et coulé, plutôt que fabriquer ce bon produit bien fait, quelque chose de tout à fait conforme aux usages, à l’attente des programmateurs qui programment, et du public de professionnels qui professionnalisent. Allez…
Peut-être le problème est-il dans le spectateur ce jour-là ? Le repas n’était pourtant pas plus mauvais que d’habitude ; il n’avait pas plus envie de dormir que d’usage (pourtant le sommeil dans un théâtre est l’un des meilleurs qu’il soit, et il faut beaucoup plus craindre les spectacles qui vous empêchent de dormir que ceux qui vous endorment) : non, justement il n’y avait rien de particulier, et c’est bien là le problème. Tout cela banalisait terriblement et c'est bien cela dont il s'agit. À quoi servait ce spectacle ? Comme le disait Stravinsky, « L'idéal, c'est le bon goût. Le mauvais goût, c'est encore très bien. Le pire, c'est l'absence de goût ».
Philippe Verièle
Vu le 30 novembre au Théâtre Public de Montreuil, dans le cadre du Festival d'Automne, Paris
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