Ambra Senatore : « Sans titre »
En première mondiale au Théâtre de Suresnes Jean-Vilar, Ambra Senatore nous livre un solo engagé, féministe et d’une grande liberté.
Construit sur les notions d’exil et de déracinement [lire notre entretien], ce solo qui reste « sans titre » d’Ambra Senatore mêle voix et danse, entrelace des histoires auxquelles elle donne corps, fait revivre des souvenirs d’enfance, des gestes du passé ou porte des expériences tues.
S’entremêlent alors dans sa danse les paroles de femmes qui n’ont pu quitter leurs pays ou ne peuvent plus y revenir, celles qui ne peuvent plus se parler ni écrire, comme en Afghanistan, celles qui doivent se faire oublier et tentent d’envoyer des messages comme autant d’actes de résistance. La chorégraphie d’Ambra Senatore fait résonner tout cela dans une gestuelle inspirée et très personnelle, ne tirant jamais sur la corde du pathos, mais au contraire avec un humour distancié qui donne plus de force à son propos.
Tout commence par les consignes habituelles données dans un théâtre auxquelles nous sommes habitués. Ce à quoi nous le sommes moins, c’est que la chorégraphe-interprète s’occupe elle-même du plateau. Mais pourquoi pas. Mais bientôt tout dérape quand elle annonce qu’outre les interdictions téléphoniques et photographiques, il nous est aussi totalement défendu de quitter le théâtre, que les portes sont fermées à clef, et même des barricades bloquent la sortie du bâtiment.
Nous voilà fixés. Il s’agit donc d’un huis clos obligé. Comme celui auquel sont contraintes les femmes qu’elle va peu à peu incarner dans sa gestuelle et ses chantonnements. Assise sur une chaise, avec son pull rouge et son jean large, elle entame son solo par un corps cassé en deux et des mouvements heurtés, presque à angle droit, comme empêchés ou raidis, qui projettent très vite l’image d’un mécanisme bien remonté tout comme celle d’un organisme incertain. Les bras se disloquent tandis que la musique se déploie comme en sourdine pour la laisser au premier plan. Des bruits de ressort accompagnent, non sans malice, une série de sauts, suivis bientôt de rythmes de chants italiens et de bruits de talons… Alors que notre protagoniste est sur demi-pointe, les pieds nus ! Très expressive dans son visage, elle crée un personnage de femmes auquel on s’attache – avec un « s » pour marquer le pluriel de toutes ses représentations. Elle peut chuter de sa chaise, s’endormir, transformer son pull en doudou ou laisser sortir un chant sombre et calme. Elle peut évoquer l’effroi d’un petit animal traqué tandis que s’affichent en fond de scène des barbelés. Elle peut se lancer dans des courses dégingandées, penchée en avant, se tourner dans tous les sens, prendre tout l’espace de ses membres déliés. Elle reste chargée de son corps désuni, souple et brinquebalant, loin de toute rectitude ou de tenue, comme si elle vivait en direct la dissolution de son identité.
Mais pour mieux endosser dans sa chorégraphie la vie des autres, de toutes ces femmes empêchées, ces vies bridées, canalisées, entravées, ces récits d’existences brisées dont elle nous livre quelques bribes, une fois des tissus sortis d’une valise et de napperons de toutes sortes, accrochés au rideau de fond. Loin d’être une note d’espoir, ces dentelles nous rappellent qu’à ces femmes à qui l’on interdit presque tout, il ne reste pour s’exprimer que ce travail artisanal, manuel, passé sous les radars de la censure. Délicate, vibratile, sensible, Ambra Senatore, livre-là, avec Jonathan Seilman à la composition musicale, un solo « sans titre » où l’émotion reste à la lisière, pour mieux faire entendre les cris de celles qui doivent rester derrière leurs portes et bouches closes. À la fin du spectacle, Ambra Senatore nous annonce que « les portes sont ouvertes » !
Agnès Izrine
Vu le 17 novembre 2024 au Théâtre de Suresnes Jean-Vilar.
En tournée :
27 et 28 novembre 2024 au Zef, scène nationale – Marseille
17 janvier 2025 à La Scène – Musée du Louvre – Lens
28 janvier 2025 à l’Espace Michel Simon – Noysy-le-Grand
31 janvier 2025 au Grand R, scène nationale – La Roche sur Yon
08 février 2025 au Festival Les Hivernales – CDCN d’Avignon
14 février 2025 à l’Espace Germinal – Fosses
12 et 13 mars 2025 au Lieu Unique, scène nationale de Nantes
03 avril 2025 au Triangle, cité de la danse – Rennes
16 mai 2025 au Théâtre du Fil de l’eau – Pantin
Distribution :
Musique originale Jonathan Seilman
Lumières Fausto Bonvini
Costumes Fanny Brouste
Regard extérieur Agustina Sario
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