Vilma Pitrinaite, résistance échauffée
Débutée le 12 septembre, la Saison de la Lituanie en France est aussi l'occasion de rencontrer la scène chorégraphique lituanienne, active autant que peu présente en France (mais nous avons déjà parlé de Dovydas Strimaitis, quand même ![lire notre critique]). Vilma Pitrinaite et Lukas Karvelis [lire notre entretien], deux de ses plus prometteurs jeunes talents chorégraphiques lituaniens sont présents à l'Atelier de Paris, les 17 et 18 septembre prochains, pour une programmation particulièrement précieuse et précédée d'une plateforme professionnelle. Formée en partie en France – elle s'en explique dans son interview ci-dessous – Vilma Pitrinaite crée When you’re alone in your forest always remember you’re not alone ; elle a pris le temps de répondre à quelques questions ce qui éclaire, outre sa pièce, la réalité artistique d'un pays au cœur des bouleversements d'aujourd'hui.
Pour tous les lecteurs qui n'ont pas fait géopolitique troisième langue, il vraisemblablement utile de rappeler que la Lituanie est, des pays baltes, celui qui est situé le plus au sud, qu'il est bordée par la Lettonie au nord, ça c'est à peu près dans nos esprits, mais par la Biélorussie à l'est et au sud, la Pologne, et…On oublie toujours qu'il y a un bout de Russie en pleine Europe, et c'est aux frontières sud de la Lituanie, avec l'enclave de Kaliningrad. Ce petit exposé légèrement pédant, est néanmoins nécessaire pour comprendre la complexité de l'identité culturelle lituanienne, et donc celle des chorégraphes qui y créent. Entre « les » Bolchoï (outre celui de Moscou, il y a aussi celui de Minsk) et le Ballet du Théâtre Mariinsky, du côté Russe (ou Biélorusse) et les compagnies scandinaves (Royal Ballets Danois ou Suédois ; ballets de Finlande ou de Norvège), la zone est riche de compagnies classiques très actives et la danse moderne et contemporaine, scandinaves mais encore allemande y sont très actives. Et les Pays Baltes ont connu une influence germanique et russe prépondérantes… L'opéra de Lituanie et la compagnie de ballet afférente a été fondé en 1920, peu après la première indépendance de l'ère moderne (1918) et donne sa première soirée de ballet en 1926 (Coppélia !). Dès 1935, le ballet de Lituanie fait sa première tournée : à Monte Carlo et Londres… L'occupation russe, puis allemande, puis de nouveau russe au cours de la seconde guerre mondiale va annihiler ce mouvement qui ne reprendra qu'avec la seconde indépendance, après la chute de l'URSS en 1991. Autant dire que les questions de l'identité, de la liberté, de l'indépendance, a fortiori sous le jour des menaces actuelles, pèsent sur la culture lituanienne et que la guerre d'Ukraine y résonne particulièrement. La Lituanie est membre de l'OTAN depuis 2004…
Pour présenter l'interview de Lukas Karvelis, le petit jeu constituait à se demander si nous, journaliste et lecteur français, étions spontanément capable de citer le nom de la capitale de la Lituanie, Vilnius, longtemps appelée Wilmo, et qui fut une ville polonaise quand les Grands Ducs lituaniens dominaient la région (après avoir pilé les chevaliers teutoniques), puis Vilna… Mais plus gravement et pour comprendre cet entretien avec Vilma Pitrinaite, autre figure montante de la scène chorégraphique de ce pays, le petit point historico-chorégraphique ci-dessus apporte quelques clefs de compréhension. Pas drôle, certes, mais utile.
DCH : Vous avez commencé votre carrière entre danse et théâtre. Où en êtes-vous de cette relation entre ces deux pratiques si exigeantes et si différentes ? Vous sentez-vous dans la lignée de Pina Bausch ?
Vilma Pitrinaite : J’ai commencé avec la danse en Lituanie dans une compagnie professionnelle, puis j'ai suivi les formations Extensions au CDC de Toulouse et le Master Exerce au CCN de Montpellier. Juste après j'ai expérimenté le théâtre. Je me sens d’ailleurs très reconnaissante pour la formation de mise en scène que j’ai reçue au TNS (Théâtre national de Strasbourg). Je n’ai pas continué dans le théâtre justement parce que ce sont des pratiques différentes et exigeantes. C’était soit l’une soit l’autre. Donc j’ai abandonné le théâtre (partiellement, parce que j’ai travaillé en tant que comédienne pour Hubert Colas) peut-être pour mieux y revenir après, qui sait. Pour moi le théâtre c'est la capacité de jongler avec les modes de représentation et des formes d'expression, savoir gérer les outils de création scénique comme le temps, l’espace, le son, l’intention, le texte etc. Et ce n’est pas vraiment la “théâtralité” telle que nous l’imaginons dans la danse ou d'autres formes de spectacle vivant. Donc je ne me sens pas du tout dans la lignée de Pina Bausch. Enfin je ne sais pas... parce que je n’ai vu qu'un film sur elle (Pina je crois) et quelques extraits des spectacles, et ce, quand j’étais plus jeune. Donc dans ma jeunesse, j’étais en contradiction immédiate, ce n’était pas du tout ça que je voulais faire (d'ailleurs nous savons souvent ce que nous ne voulons pas, avant de comprendre ce dont nous avons vraiment envie). Et je n’avais vraiment pas envie d’en voir plus. Il faudrait que je revoie maintenant pour savoir pourquoi, mais je me rappelle qu’il y avait des robes que je n'aimais pas à l'époque et beaucoup d’émotions que les danseurs exprimaient mais qui me laissaient de glace.
DCH : Vous alternez l’interprétation de votre solo When you’re alone in your forest always remember you’re not alone avec Marija Ivaškevičiūtė. Est-ce une nécessité édictée par le calendrier ou bien un choix esthétique ? Et quelle différence percevez-vous entre votre interprétation et la sienne ?
Vilma Pitrinaite : Engager une autre personne en tant qu’interprète m'a beaucoup aidée pour alléger en quelque sorte mon rôle et rendre le langage chorégraphique plus clair. Et ça m'a aussi donné l’occasion de mener à bien la création lumière, costumes et scénographie. En étant à l’extérieur de ma propre création, j’ai pu m’assurer que le spectacle fonctionnait et tenait sur d’autres éléments que ma performativité. Dès que j’ai su que j'avais des moyens financiers pour agrandir l'équipe j’ai fait des essais et je me suis réjouie de voir que le spectacle soutenait nos deux interprétations très différentes. Puis le but était de faire en sorte que tout soit en place et consciemment construit, avec les atouts de chacune de nous. Marija étudie encore à P.A.R.T.S, l’école d’Anne Teresa De Keersmaeker à Bruxelles. Ce qu'elle fait est plus fluide et chorégraphique (alors que je suis dans le mouvement brut) donc ça induit une contradiction bienvenue avec le spectacle qui contient des mouvements violents et beaucoup de tension dans le corps. J’ai arrêté la danse contemporaine pour me lancer dans d'autres pratiques pour “décodifier” mon corps, faire un rebooting. Et Marija a une présence plus neutre ce qui me plaît énormément, les choses au plateau lui arrivent, elle ne les produit pas. Ça me plaît tellement de la voir danser chaque fois, c’est un plaisir chorégraphique qui me fait vraiment avancer dans le travail. Et au niveau des calendriers ça sera utile pour les festivals comme Edinburgh Fringe etc..
DCH : Que signifie exactement la phrase de votre note d’intention, disant que cette création : « met en scène le corps en résistance et s’impose comme un rituel contre l’impuissance ». Sur le plateau, comment se matérialise un « corps en résistance » et qu'est-ce qu'un « rituel contre l'impuissance » ; de quelle « impuissance » d'ailleurs ?
Vilma Pitrinaite : Le corps sur scène réagit – résiste – véritablement aux stimuli : la force extérieure réelle, le son, ou les forces imaginaires dans l’espace mental, créés à partir de l’étude de vidéos capturant les moments de résistance collective. Le décorticage muet, objectif et répétitif, des actions d’une personne prise dans un conflit propose une mise à distance et un décalage, la reconstitution des actions comme une partition. Les gestes sont répétés, la composition spatiale définie, les tensions explorées, les mouvements s’articulent entre l’impuissance et la prise de pouvoir. Les gestes, retirés de leur contexte originel, se vident de leur sens et prennent d’autres significations tout en perdant leur côté prosaïque pour devenir écriture chorégraphique. Le spectateur peut visualiser le corps sous un angle plastique improbable. Les pas en tombant deviennent les pas d’une sorte de danse en déséquilibre, les poses se suspendent comme sculptées dans le doute. L'utilisation d'images d'anxiété collective comme une représentation figurative, sans y ajouter d'émotion, parle au spectateur du détachement, de l'isolement de ces images de leur contexte, de l'éloignement de ces images lorsqu'elles sont représentées dans les médias. Le signifiant et le signifié sont séparés, les images sont dépossédées de la souffrance de celui qui est dans l'image
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Les tentatives de raconter l’indicible et d’objectiver la souffrance pour qu’elle puisse être comprise me paraissent souvent terrifiantes. Je pense qu'il n'y a rien dans la souffrance qui puisse être compris. Mais c’est pourquoi l’art est si puissant pour exprimer l’ineffable. S’il est impossible de représenter objectivement la violence pour que les autres puissent la comprendre, cette compréhension ou ce partage empathique peut être réalisé par le biais de l’art. Selon le peintre et grande figure de l'abstraction, Mark Rothko, « Il est possible de parler de la guerre sans la représenter, la violence s'accomplit dans les nuances de la couleur rouge».
L'impuissance est le sentiment qui me terrifie le plus dans la vie. Stephen Duncombe, le cofondateur et codirecteur du Centre d’activisme créatif écrit: “La poursuite du bonheur individuel a été reconnue comme un droit universel. Pourtant, les conditions sociales existantes rendent l’individu impuissant. Il vit une contradiction entre ce qu’il est et ce qu’il voudrait être (...) il vit, continuellement sujet à une envie, qui, aggravée par son sentiment d’impuissance, se dissout dans des rêves quotidiens récurrents”. Si j’ai entrepris la recherche sur la figure du rebelle, juste avant la pandémie, c'est parce qu'une partie de mon énergie créative et positive se trouve dans la rébellion. Et je crois que cette énergie "contre impuissance" peut se partager entre ceux/celles sur scène et ceux/celles qui regardent. J'utilise le terme "rituel" parce que la fin du spectacle est effectuée dans un but précis sans trop penser à sa représentation esthétique (d'ailleurs tout au long de spectacle on essaie de « créer des mondes virtuels qui sont réels par leurs effets », donc on est dans une pratique ritualistique suivant ce qu'écrit Bertrand Hell, dans son livre Possession et chamanisme, les maîtres du désordre). Et le but précis de tout ce qui se passe à la fin de la représentation est de transmettre, par la danse et le chant, cette énergie fédératrice contre impuissance, donc qui résiste à l'impuissance.
DCH : L’argumentaire de votre œuvre évoque la situation de résistance des pays de l'Est de l'Europe. Est-ce que cela fait référence à la situation géopolitique actuelle, en particulier entre l'Ukraine et la Russie et la menace que représente cette dernière ?
Vilma Pitrinaite : Comme je l'ai mentionné, j'étais en train de mener la recherche sur la figure de la rebelle quand la guerre a éclaté en Ukraine. C’était pour moi impossible de continuer à travailler sans le prendre en compte. Donc j'ai commencé à regarder beaucoup de documentaires pour comprendre pourquoi. Ça faisait beaucoup d'images, beaucoup trop, ça ne m'a pas fait du bien ni aidée à comprendre quoi que ce soit. Mais ces visionnages ont commencé à travailler mon corps et j'ai commencé à en faire une étude. Et cette étude s’appuie sur des vidéos qui capturent des moments de résistance collective, et plus précisément les instants clés des combats pour l’indépendance dans les pays de l'Est entre 1991 et 2022. Notamment des vidéos et photos de manifestations du peuple lituanien pour conserver l'indépendance du pays face à la tentative de ré-annexion par la Russie en janvier 1991, des vidéos de la révolution de Maïdan en février 2014, et la résistance de la ville Marioupol au printemps 2022.
DCH : La Lituanie ainsi que tout l'univers Balte sont enserrés entre les pays scandinaves où la danse contemporaine et moderne est très vivante, et la Russie. Existe-t-il une identité chorégraphique lituanienne spécifique ?
Vilma Pitrinaite : Il y a une différence entre ce qu'on fait en Lituanie et ce que fait la diaspora lituanienne. En Lituanie, vu la situation financière des compagnies et des porteurs de projets, la phase de recherche est très courte, il faut se concentrer sur la production et la diffusion très vite. Je ne refuse jamais des projets en Lituanie, mais je me sens limitée principalement par le temps. Grâce au statut d'artiste en Belgique je peux me consacrer à la recherche et à l'expérimentation, et travailler sans contrainte temporelle. Je me sens du coup très privilégiée de pouvoir bénéficier des soutiens publics de ces deux pays.
Philippe Verrièle
Lire aussi notre entretien avec Lukas Karvelis
Atelier de Paris, les 17 et 18 septembre à 19h30
suivi de la création de Vilma Pitrinaitė, dans le cadre de la Saison de la Lituanie en France 2024 et d'Automne en Créations
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