Palermo Palermo de Pina Bausch
Palermo Palermo de Pina Bausch: La culture, dos au mur ?
Non, le Théâtre de la Ville n’a pas (encore) entamé sa rénovation. Les matériaux de construction entreposés avenue Victoria (voir la photo) correspondent au décor de Palermo Palermo de Pina Bausch. En regardant de près, on peut y voir que les briques qui tombent ne sont pas minéraux mais en aggloméré, plus léger.
Ce n’est pas la seule illusion relative à ce mur qui vacille et finit par tomber en arrière au tout début. L’Italie est une terre de tremblements, mais cette muraille avec ses lucarnes ne représente ni le mur de Berlin, ni celui du Palais des Papes d’Avignon, ni un castello italien, ni, ni...
Plus important que le mur: Le champ de ruines qu’il laisse, une fois tombé. Une véritable occupation du plateau. Le spectacle, il faut le faire, alors que tout s’y oppose. Pina, ou plutôt son décorateur Peter Pabst, savait donc faire cela sans les intermittents français.
Galerie photo de Laurent Philippe
Aujourd’hui, le personnel du Théâtre de la Ville monte sur scène avant le début pour expliquer au public la casse de l’assurance chômage des intermittents. Lutz Förster, le directeur artistique du Tanztheater Wuppertal, exprime sa solidarité. À la fin, chacun enlève une chaussure et sort de scène en éclopé, pace que « sans les intermittents, la culture ne marche pas, elle est boiteuse ». C‘est digne d’un tableau de la pièce à venir. Si l’action ne changera rien au sort de précaires dans ce pays, au moins le public est conquis.
Ce mur qui tombe après l’ouverture du rideau peut donc aujourd’hui représenter l’édifice d’une société avec son contrat culturel, qui permet que la création artistique se déroule dans des conditions dignes. En 1989, année de la création, que pouvaient savoir Pina Bausch et Peter Pabst des lectures qui en seraient faites un jour, quand l’idée vint à Pabst, assis avec Pina dans la salle du Lichtburg, ancien cinéma de Wuppertal à l’ambiance 1950 ?
Galerie Photo de Laurent Philippe
Faire tomber un mur, c’est faire entrer la lumière, ouvrir un champ de vision. La vue dégagée, on regarde le monde. Mais ici, le regard va vers ce que nous sommes, dans nos contradictions émotionnelles, nos petites hystéries, nos accents grotesques, notre défense de nos solitudes alors que nous voudrions vivre ensemble. Et l’humanité s’arrange avec les imperfections, la laideur, la saleté.
On fait comme si tout allait bien, puisqu’il faut bien vivre, dans un monde noir, gris ou beige, avec ses processions et enterrements. Les couleurs n’arrivent que tardivement, progressivement. Et si, au lieu de faire allusion à la chute du mur de Berlin, Palermo Palermo était une métaphore de l’Allemagne d’après-guerre, sur fond de notre refus de voir le monde tel qu’il est, nous-mêmes inclus ?
Galerie Photo de Laurent Philippe
Palermo Palermo fut la première pièce de Pina sans le concours de Raimund Hoghe, dix ans durant son dramaturge. La pièce marque donc un nouveau départ et consolide l’idée de voyager pour s’inspirer. En même temps elle constitue quasiment un diptyque avec Viktor, créé à Rome en 1986, sur suggestion du Teatro Argentino de la capitale italienne.
Palermo Palermo traque ce qu’il y a de méditerranéen et pathétique en nous tous, avec autant de clins d’œil à l’exubérance sicilienne qu’au provincialisme allemand. Incroyable, comment Pina Bausch arrive, dans tant d’images de cette fresque aussi enchantée que désenchantée, de fusionner des univers aussi opposés.
Galerie Photo de Laurent Philippe
Mais de Viktor à Palermo Palermo, il y avait du chemin à faire. En 2009, juste après le décès de la chorégraphe, Raimund Hoghe évoqua ses souvenirs (1) : « L’amour de Pina pour l’Italie était immense. C’est là qu’elle tourna « E la nave va » avec Fellini en 1983, et c’est là qu’elle créa, avec Viktor, une de ses meilleures pièces. Mais comme à Wuppertal, elle passait presque toute la journée au théâtre, alors que je me baladais souvent en ville, pour capter l’ambiance. Après tout, je voulais écrire quelque chose sur cette ville qui était le point de départ de cette création. C’était sa première pièce développée en grande partie hors de Wuppertal. » Ce n‘est pas un mur qui éclate, mais quatre.
Galerie Photo de Laurent Philippe
Et la distribution actuelle, si mélangée de magnifiques interprètes d’Europe, d’Asie ou d’Océanie, fait monter à un niveau plus élevé encore, plus métaphorique et plus concret à la fois, cette recherche de la famille et de vraies relations, dont parle Palermo Palermo. Aux saluts, bras dessus bras dessous, le bonheur d’être ensemble est palpable, comme si la compagnie réalisait ce rêve qu’elle vient de poursuivre sur le plateau, trois heures durant.
Thomas Hahn
(1) revue ballettanz, août/septembre 2009
Au Théâtre de la Ville, jusqu’au 5 juillet, 20h30. Durée : 3h avec entracte.
Sauf le 2 juillet : projection du film « Ahnen ahnen » de Pina Bausch.
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