« Lunar Halo » par Cheng Tsung-Lung Cloud Gate Dance Theater
Plastiquement parfaite, comme le veut le « style » Cloud Gate, cette pièce de 2019 dégage un malaise certain autant que réfléchi.
Il faut attendre plusieurs dizaines de minutes pour que Lunar Halo révèle sa véritable originalité, car cette grande pièce de Cheng Tsung-Lung, le chorégraphe qui a remplacé Lin Hwai-min, fondateur en 1974 de la compagnie chorégraphique taïwanaise de référence, est d'abord typique du "style" Cloud Gate. Mouvements très maîtrisés, perfection plastique des éclairages sur fond très sombre, cohésion et précision de l'interprétation : la signature formelle désigne immédiatement la compagnie et la « patte » du chorégraphe en disparaît un peu.
D'autant que Cheng Tsung-Lung connaît parfaitement la maison. Entré comme danseur en 2002, chorégraphe résident de Cloud Gate 2 de 2006 à 2010 et promu directeur artistique de cette même troupe en 2014, il a eu tout le temps nécessaire pour incorporer le style ; ne pas s'étonner dès lors qu'à partir de sa pièce 13 Tongues (2016) , pour Cloud Gate 2 (disparue depuis), il a vu sa position s'affermir jusqu'à succéder au fondateur. Ce Lunar Halo marque l'aboutissement de ce parcours.
Que le début de la pièce ne s'éloigne donc guère des fondamentaux de la compagnie, durant ce qui ressemble à un prologue, ne surprend pas. C'est alors qu'un écran (technologie haut de gamme : dans l'ombre du plateau nulle bordure, cadre ou limite perceptibles) fait apparaître des figures demi-nues qui fixent le public…
Galerie photo : Laurent Philippe
Effet saisissant de miroir dans le miroir puisque ces figures apparaissent également de dos dans l'image, et mensonge car ce reflet est trompeur, entièrement nues de dos, les silhouettes ne le sont que partiellement de face ! Ainsi, l'image survient pour, et fasciner et tromper. À partir de ce moment, un dialogue se met en place entre la vision parfaite, mais captieuse et le groupe humain qui s'agite au sol. S'agiter n'est pas juste. Certes le solo – par exemple féminin – qui se dégage du groupe procède d'une forme de transe, mais dès que le groupe se reforme, en chaîne en particulier, le pattern de vague réalisé par les bras, les effets de décalage et la cohésion d'ensemble dégagent une sensation d'unicité voire de corps organique. La liberté individuelle traduite dans un mouvement presque instinctif opère en contrepoint de la fusion de tous les autres individus dans le groupe. Ainsi les danseurs, dans cette opposition chorégraphique du tutti et du solo qui est le propre de la vie en société, s'opposent à l’impassibilité apollinienne des images artificielles, jaillissant du noir. Bras issu du néant, puis, dans une lente soudaineté, un homme immense, nu, parfait, sans expression, captivant, descend des cintres.
Galerie photo : Laurent Philippe
Il vient comme s'opposer aux humains (chorégraphiquement, l'idée est rendue spatialement par l'effet de vague du mouvement venant comme butter sur l'image dont il faut souligner l'effet de surgissement sans cadre, un peu comme un hologramme mais en plus réel) ! Impavide, impénétrable, parfait et surplombant, ce dieu-image est à ce point négation de la vie qu'il va même se transformer en statue sans perdre de son inquiétante superbe.
La structure de composition reposant sur cette succession de séquences enchaînées au noir montrant cet effort du groupe face à l'image dégage une angoissante sensation d'irrémédiable d'autant plus quand le groupe, serré au centre du plateau, est comme écrasé par un écran (donc par l'image elle-même puisque l'écran est quasi-invisible) descendant des cintres.
On notera l'importance du noir, du vide et de la sensation de néant dans Lunar Halo comme dans les autres les chorégraphies de cette édition du festival : chez Nadj (alors que ce dernier appréciait les scénographies poétiques et ingénieuses) comme chez Chamblas (le processus vers le vide est même au cœur de sa pièce). Cette tendance s'oppose aux performeurs qui tendent à saturer le plateau mais sans construction (Sorour Darabi, Mette Ingvartsen). Or, la scénographie constitue, selon le mot d'Isamu Noguchi (le fameux sculpteur scénographe de Martha Graham), « un monde intemporel à part entière ». Se défier de la scénographie revient donc à ancrer fortement la pièce dans l'ici et maintenant, de refuser tout décalage d'avec le réel ce qui est singulier pour Lunar Halo puisqu'il s'agit justement de ce décalage du réel qui caractérise le « numérique ».
Si la construction du propos n'est pas des plus subtiles, le message en gagne d'autant en terrifiante clarté ! D'autant que Lunar Halo vient de Taiwan dont le voisinage angoissant nous est connu et que la pièce date de 2019, année qui préludait à la pandémie et ses suites.
Galerie photo : Laurent Philippe
Évidemment, Cheng Tsung-Lung ignorait ce dernier point, mais il justifiait, dès l'époque de création, le titre en précisant : «Dans ma culture, il existe un poème vieux de neuf cents ans qui raconte que ce halo présage l’arrivée du vent, prévient-il. Ce vent, c’est l’annonce d’un changement. Nous pouvons tous sentir que le monde est instable, que la difficulté et la menace existent. L’époque dans laquelle je vis est en pleine mutation. Face à cela, je danse, et je danse encore plus.» Pas inutile de préciser que sa culture n'est pas purement Han (groupe ethnique ultra dominant en Chine) mais Taïwanaise marquée par des relations puissantes à l'animisme et fortement combattues par la culture majoritaire chinoise. Certes, la prémonition d'un danger imminent dans Lunar Halo relève évidemment de la téléologie (l'art idiot de déceler dans les origines la fin parce qu'on la connaît déjà) mais nous ne pouvons y échapper et il y a de bonnes raisons à cela. Les images apparaissent comme le vecteur d'une domination et difficile de ne pas y lire une métaphore géo autant que politique… Tik-Tok ne serait-elle pas une application chinoise autant que dominante ?
Et toute cette histoire ne présage rien de bon. Le groupe s'approche en ligne face au public, se regroupe en masse, la fumée envahit le plateau, le groupe s'effondre en masse indistincte dans la lumière rasante. Une image semblable marquait la fin du Sacre du Printemps (1972) de John Neumeier : elle évoquait les camps de concentration… On a connu présage plus favorable.
Philippe Verrièle
P.S. Contrairement à d'autres domaines de la représentation, certains faits objectifs du spectacle prennent en matière de danse, une importance particulière. Ainsi, l'effectif et son traitement. Danser à treize n'a pas le même sens que de le faire à huit ou neuf. Contrairement à l'effectif d'un orchestre qui peut doubler les bois où recourir aux Tubens dans les cuivres, le nombre de danseur qui s'installent sur le plateau dit quelque chose. Il ne s'agit pas de faire volume. Bien sûr, comme disait Maurice Béjart, passé cinquante, on n'est plus chorégraphe mais agent de la circulation, mais ici, avec le Cloud Gate, ils sont treize, soit certes un groupe, mais fragile et singulièrement esseulé dans le vaste espace du grand (très grand) plateau du Corum.
P V
Vu le 28 juin 2024, Opéra Berlioz, le Corum, dans le cadre du 44e festival Montpellier danse.
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