Takemehome » par Dimitri Chamblas & Kim Gordon
Palette de talents aussi divers que huppés, chorégraphe français de Californie, passé par l'Opéra de Paris (option sortie par les bordures quand même) : la pièce de Dimitri Chamblas était très attendue. Beaucoup trop ?
A l'entrée du public, seul un très gros ballon, ovale, nervuré, comme un vieux zeppelin mais fabriqué pour un jeu de grands enfants, occupe le plateau sur lequel quelques spectateurs montent très calmement avant de s'y coucher. L'une des danseuses, dans les gradins, les a sollicités pour qu'ils s'installent ainsi et, insensiblement, un petit groupe de dormeurs a fait du plateau un paisible dortoir assez chic. Puis les interprètes déboulent sur la scène, avec une énergie certaine, courant à travers scène, sautant par-dessus les dormeurs, saturant l'espace.
À partir de ce point, par étapes, avec des retours en arrière, des poses et des stations, la structure générale de la pièce va d'une saturation du plateau vers sa nudité, suivant en cela la montée inexorable du zeppelin, malgré quelques moments où il se rapproche à écraser les interprètes, du sol, vers les cintres ou plutôt le ciel puisque dans ce théâtre en plein air, la voûte n'est que céleste…
Au bout d'un quart d'heure de la montée « molto agitato » du mouvement, les invités-dormeurs, dans une procession sur la diagonale descendant de cour à jardin, sont amenés par les danseurs à quitter la scène et tout se poursuit, sans grande évolution et toujours dans ce même mélange d'agitation un peu brouillonne. Tout paraît s'improviser au gré des envies soudaines d'interprètes très sûrs de leurs moyens techniques, et un peu moins de la nécessité de ce qu'ils en font. Une urgence les anime manifestement et ils y répondent avec une puissance d'investissement gestuelle indéniable, mais sans véritable objet et surtout, déconnectée de tout projet d'ensemble.
Certes, le propos du chorégraphe, exprimé à l'occasion des premières représentations, pose que « Takemehome se porte au chevet d'une humanité en voie de disparition via neuf corps vaillants, toujours en mouvement » et évoque la ville post-moderne, Los Angeles en l'occurrence… La note d'intention précise qu'il s'agit de témoigner pour « les oubliés des grandes métropoles : les prisonniers, les anciens, les fantômes improductifs, les négligés, les indécis ». Objectivement, le spectateur peut éprouver quelques difficultés à identifier dans cette production au casting de stars – c'est d'ailleurs celui-ci qui fait l'essentiel de l'attrait médiatique de l'œuvre – les fameux « négligés », pas plus que de percevoir une quelconque indécision. Il y a là une posture à vouloir poser cette succession de morceaux de bravoure portés par des virtuoses, manifestement conscients d'eux-mêmes et de leurs compétences, comme un propos sur la ville comme lieu de l'éclatement et de la non-rencontre des monades agitées par la solitude – si l'on veut se la jouer conceptuel et aussi fumeux que l'arnaquo-syndicalisme de la présentation… Le tout est aussi indécent que de prétendre voir dans le porno-chic d'une certaine mode, un manifeste féministe émancipant les femmes opprimées.
Évidemment, l'agitation consumériste ou post-moderne peut être un propos chorégraphique : que l'on se souvienne du Sacre du printemps de Daniel Léveillé (créé en 1982 trois femmes, dont Louise Lecavalier et Ginette Laurin, excusez du peu, et un homme, et repris en 2007) qui partait de la frénésie d'un grand magasin la veille de Noël. La non-rencontre post-moderne fait aussi sujet : Concerto (1993) de Lucinda Child l'exprime assez fortement. Mais dans ces deux cas, l'œuvre en elle-même tient le propos au delà des intentions, voire quand elle laisse le spectateur faire le travail de réception, elle lui épargne les vastes déclarations « dans l'air du temps ».
Ainsi, paraît-il que pour Takemehome, la musicienne Kim Gordon a composé une partition pour cinq guitares, en partie sur bande, l’autre jouée live par les danseurs. Pour la bande, c'est possible. Il y a une musique plutôt pas désagréablement faite mais qui ne bouleverse pas les canons du genre ; pour le live, c'est au mieux une honteuse exagération. Il ne suffit pas de demander à cinq personnes de monter chacune sur un ampli pour plaquer des accords tout pareillement et à l'unisson pour affirmer avoir composé quelque chose. Une expérience bruitique pas très novatrice tout au plus… (le concert des cent guitares dirigées par le compositeur américain Rhys Chatham en 1989 avait autrement de souffle).
Galerie photo : Laurent Philippe
L'exemple résume le grief principal que l'on peut adresser à Takemehome : se payer de mots en jouant sur la médiatisation des personnalités et se borner à cela. Que Marion Barbeau soit de l'aventure, qu'un ancien danseur académique français devenu chorégraphe (Dimitri Chamblas est, quoi qu'il en soit partout écrit, beaucoup plus élève du Conservatoire national de Lyon que de l'Opéra de Paris, mais cela fait moins chic, sans doute) rencontre une figure du rock américain, que des performeurs californiens participent à l'aventure, est anecdotique. En revanche que le sommet de la construction de la pièce se résume à quatre duos simultanés que chaque couple de protagonistes pratique dans un unisson plus ou moins rigoureux pendant que la neuvième protagoniste se livre à un solo sans lien avec le reste, pose une question : pourquoi tout ce bruit pour si peu ?
Galerie photo : Laurent Philippe
Une fois le zeppelin envolé, reste sur le plateau nu, Salia Sanou. Tandis que la lumière englobe public et scène, il s'engage dans un solo superbe, délicat et puissant à la fois, s'approchant du porche qui s'ouvre en fond de scène et vient comme se fondre dans le noir de cette issue. Mais est-il besoin d'une telle débauche pour savoir que ce danseur fabuleux (que l'on connaît depuis le début des années 1990 et son travail avec Mathilde Monnier) possède un talent confondant ?
Une pièce où il y a « beaucoup de cerveaux, beaucoup de directions » en a-t-il été dit : certes, mais n'aurait-il pas été préférable qu'il y en ait moins mais plus significatifs.
Philippe Verrièle
Vu les 27 juin 2024, Théâtre de l'Agora, création mondiale dans le cadre du festival Montpellier danse.
DIstribution
Chorégraphie : Dimitri Chamblas
Musique : Kim Gordon
Avec Marion Barbeau, Marissa Brown, Eli Cohen, Bryana Fritz, Eva Galmel, François Malbranque, Jobel Medina, Salia Sanou, Kensaku Shinohara
Régie générale : Jack McWeeny
Lumière : Yves Godin en collaboration avec Virginie Mira pour la conception du dispositif
Régie lumière : Iannis Japiot
Régie son : Manuel Dedonder
Costumes : Dimitri Chamblas, Andrealisse Lopez
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