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Au Festival de Marseille, poids lourds et découvertes

Une très belle édition qui parle fantaisie, écologie, lutte des femmes mais aussi des hommes, d’ailleurs, d’ici et maintenant, et accueille notamment les premières mondiales de Robyn Orlin et Emanuel Gat.

En ouverture, un vrai coup de poing. Une première mondiale de Robyn Orlin qui arrive avec un groupe de danseurs que nous n’avons encore jamais vu (mais que l’on pourra aussi voir à Montpellier Danse dans la foulée). Orlin est allée en Afrique du Sud, mais pas à Johannesburg, où elle a l’habitude de mettre en scène les danseurs de Moving into Dance Mophatong ou la chorale Phuphuma Love Minus. Cette fois, elle fait une excursion dans la région d’Okiep, une ancienne ville minière près de la frontière avec la Namibie. C’est là que deux anciens élèves d’Orlin – la chorégraphe a beaucoup enseigné dans son pays natal – ont fondé le Garage Dance Ensemble, petite troupe qui peut, sans doute à son propre étonnement, vivre de la danse. Au moins depuis que Robyn Orlin amène les soutiens nécessaires pour cette production qui la confronte à l’inconnu. Elle arriva donc dans cette ville un brin fantôme, la tête pleine d’idées et de sujets à aborder : La violence à l’époque coloniale, les violences faites aux femmes aujourd’hui, la discrimination des minorités sexuelles. Ou les préjugés auxquels doit faire face une population souvent descendante en partie des colons européens, pas assez blanche sous l’Apartheid, et soudain pas assez noire…

Mais une fois la rencontre avec les interprètes faite, Orlin constate que ceux-ci n’ont qu’une envie : faire une pièce où ils peuvent montrer qui ils sont, sans être constamment renvoyés à leur métissage ou à l’histoire de leur communauté. N’ont-ils pas le droit de s’amuser un peu ? Avec Orlin, c’est gagné. Seulement, de quelle manière ? Cette première des premières marseillaises de l’édition 2024 nous le révélera, autour de la question : …How in salts desert is it possible to blossom… En français : Comment fleurir dans un désert de sel ?

Bipolaire ?

L’autre grande révélation ne se joue pas moins sur le terrain de la rencontre, cette fois entre Emanuel Gat et un univers musical des plus inattendus. Car son auteur est aujourd’hui plus connu pour ses troubles mentaux que pour sa musique : Kanye West. Oui, c’est lui ! Et Gat de chorégraphier sur un album intégral du rappeur, à savoir The Life of Pablo, paru le 14 février 2016. Sur quel terrain nous amène-t-il ? Gat en dit ceci : « Décrit comme “oscillant constamment entre la bravade fanfaronne et l’insécurité à la limite de la paranoïa”, brisant le sacré contre le profane et perturbant ses propres grooves fluides avec des interjections, The Life of Pablo a perfectionné l’art du bricolage esthétique et intellectuel, changeant de forme en temps réel et comptant sur les auditeurs pour suivre. »

Tout cela rappelle, déjà, ce trouble bipolaire diagnostiqué chez la star américaine. Et comme si ces errements musicaux n’étaient pas assez disparates en soi, Gat a le culot d’associer à The Life of Pablo le second mouvement de la Sonate n° 32 pour piano de Ludwig van Beethoven ! Quid de la chorégraphie ? L’esprit, la méthode et les gestes de Gat avancent, quant à eux, sur une voie toute tracée et n’ont jamais montré le moindre signe de bipolarité. Cette fois aussi ?

Ecologie et avatars

D’autres rencontres au plus haut niveau sont au rendez-vous sur les plus grands plateaux de la Cité phocéenne, dont celle entre Anne Teresa De Keersmaeker et Radouane Mriziga, autour des Quatre Saisons de Vivaldi. Sauf que le titre pourrait être de Robyn Orlin : Il Cimento dell’Armonia e dell’Inventione. Il est pourtant de Vivaldi lui-même et figure sur la partition originale. En composant son hommage à la nature, le Vénitien ne pouvait imaginer l’état actuel de la planète. A quoi ressembleraient Les Quatre Saisons s’il les écrivait aujourd’hui ? Mriziga et De Keersmaeker diffractent la partition et entrent dans le sujet en dansant les images des sonnets attribués à Vivaldi qui accompagnent l’œuvre musicale. Et par bien d’autres manières inattendues. Un message écologiste très subtil…

Et les Marseillais ? Le collectif (La) Horde sera là, avec Age of Content, leur très singulière réflexion chorégraphique sur notre époque qui dérive vers les sphères virtuelles, les avatars et les mouvements hybrides, qui est le fruit de leur rencontre avec des artistes pionniers du parkour [notre critique]. Dorothée Munyaneza est, elle aussi, devenue Marseillaise ! Heureuse de vivre dans cette ville effervescente, elle poursuit ses rencontres dans son pays d’’origine. Dans umuko, elle invite une nouvelle génération de danseurs-musiciens, jeunes et très talentueux, autour de l’idée de l’umuko, l’arbre sacré qu’elle chérissait pendant son enfance. Mais aucune trace d’un arbre dans sa mise en scène, tirée au cordeau. Décidément, son enfance est bien loin, trente ans après qu’elle a dû fuir les commandos tueurs.

La lutte des femmes

Du Caire vient le collectif féminin Nafaq, fondé par Hanin Tarek et Amina Abouelghar, qui navigue entre hip hop et danse contemporaine, dans un corps à corps sur musiques électro. Les deux Egyptiennes auront leur mot à dire sur le sujet de la table ronde organisée au BNM : Féminisme : luttes et empowerment par la création artistique. Mais peut-être seront-elles déjà reparties. Par contre, on pourra y entendre Maryam Kaba, artiste associée au BNM, et la journaliste Marie Kock qui créent Joie UltraLucide, avec une vingtaine de femmes marseillaises, rencontrées à la Maison des femmes, pour donner force et énergie aux femmes victimes de violences. Toute aussi engagée, Mallika Taneja qui vient de Delhi avec Be Careful, un solo présenté comme un manifeste contre les violences faites aux femmes.

Du combat des femmes se revendique également Sorcières / Kimpa Vita, signé DeLaVallet Bidiefono, pour une danseuse, une chanteuse et musique live. Car Kimpa Vita n’est pas le nom d’une artiste queer, mais celui d’une prophétesse congolaise du 18e siècle qui luttait pour l’indépendance de son pays. Incarnée par Florence Gnarigo et porté par un texte de Dieudonné Niangouna, cette pièce est un hommage à toutes les femmes qui luttent contre l’oppression.

Chez Malika Djardi, le titre Martyre peut sembler véhiculer une charge politique. Il n’en est rien. Ce duo est la suite de Sa prière, où la jeune chorégraphe interrogeait sa mère Marie-Bernadette au sujet de son rapport à la vie et la religion. Aujourd’hui Djardi créé avec elle un duo entre le plateau et l’écran, avec sa mère qui s’est mise à danser alors qu’elle est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Une déclaration d’amour, intime et sensible, à partir de la mémoire collective faite de ritournelles et de danses populaires.

De Gand vient Lisa Vereertbrugghen avec son quintette féminin While we are here, hardcore et frénétique, qui entremêle rave et danses folkloriques : un nouveau regard sur le danser ensemble qui change de forme au fil des siècles, mais pas de fond. La communauté est au centre, même dans cette danse hybride entre techno et folk.

A Lisbonne œuvre Diana Niepce, qui présente son trio Anda, Diana (Marche, Diana). Où elle interroge l’état et les possibilités de son corps après avoir été paralysée suite à un accident. Où la construction d’un corps à trois, entre impesanteur et tridimensionnalité, entre poésie et violence, crée des images renvoyant à la religion et la mythologie.

Le cercle dans Fêu de Fouad Boussouf [notre entretien] semble alors réunir toutes ces femmes en lutte dans la joie et dans une énergie irrésistible, allant de l’avant, toujours plus haut, dans un mouvement (quasiment au sens politique du terme) que rien ne semble pouvoir arrêter. On peut donc courir en cercle sans tourner en rond, et courir en rond pour avancer sans relâche !

Le regard des hommes

Et les hommes ? En voilà un ! Il s’appelle Botis Seva et il fait partie des chorégraphes londoniens qu’on commence à découvrir en France. Il faut courir voir son BLKDOG, où le fondateur du collectif Far From the Norm aborde les dangers d’une vie exposée à la violence sociale et à l’oppression raciale. La sortie de l’enfance et de l’innocence devient un sujet qui se traduit ici par une danse très chargée, rapide, galvanisante et pourtant d’une technique ultra-précise. Si l’énergie peut rappeler celle du krump, cette danse peut aussi amener à imaginer la danse que ferait un Hofesh Shechter s’il était né dans une communauté noire londonienne. En somme, il attaque le problème à la racine, vu que les violences subies dans l’oppression sociale se retournent souvent contre les femmes.

Marseille est une ville à la croisée des mondes, et son festival, dirigé avec bonheur par Marie Didier, en témoigne de façon exhaustive. Elle nous propose même un voyage aux confins des Comores, avec Hamza Lenoir (Cie Kazyadance). Un spectacle composé de corps, musique, textes et vidéo. Mais qu’y fait donc Le Corps de Jésus ? non, il n’y est pas question de crucifixion, mais du corps du danseur Inssa Hassna, dit « Jésus », accompagné du musicien Nacho Ortega, artiste mahorais qui évoque traditions, cultures, rites et religions, faisant se croiser des histoires intimes et la mémoire collective.

De Belfast vient le compositeur, librettiste et metteur en scène Conor Mitchell. Sa création The Doppler Effect avec les musiciens du Belfast Ensemble évoque le destin d’un jeune homme gay dans les années d’après-guerre en Irlande du Nord, en musique, danse, vidéo et texte. Une histoire d’amour impossible car réprimée entre deux garçons, vue sous différents angles, grâce à l’effet doppler – lisez : dédoublement.

Et puis, voilà deux Libanais : Abou Diab et Ali Hout avec Under the flesh  (sous la chair). Un danseur, un musicien, entre danse contemporaine et de la danse dabkeh traditionnelle, pour s’opposer à la violence de la guerre. En dansant, en créant. Que peut un corps, face aux armes ? La vie peut-elle ressusciter ? Une question qui se pose à Beyrouth, mais aussi à Marseille.

Thomas Hahn
Festival de Marseille Du 14 juin au 6 juillet

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