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« Vis Motrix » de Rafaële Giovanola

C’est exactement ce que l'on attend des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis : une chorégraphe en recherche, un spectacle exigeant, et que l'on n’a pas l'habitude de voir. Et malgré une carrière helvético-germanique riche de dizaines de créations depuis la fondation de sa compagnie CocoonDance en 2000, force est de reconnaître que malgré quelques références (Forsythe en particulier) Rafaële Giovanola n'occupe pas les plateaux hexagonaux à l'excès ! Pourtant ce Vis Motrix pose des questions qui méritaient bien que cette pièce fasse l'ouverture du festival 2023 !

Première sensation : inquiétante sérénité… Espace de jeu blanc presque luisant, au bas de Cour, trois corps et un autre en haut de jardin, tous allongés sur le dos, vêtus de noir. Immobilité ourlée de lumière qui fait de ces gisants les pierres d'un mystérieux parc zen ; bien qu'un doute s'immisce. Il semble que cela bouge, là-haut, à Jardin. Ou plutôt gonfle, tendant la poitrine vers le haut dans un désir de s'élever depuis le cœur. Cela reste ainsi dressé au sol, oxymore anatomique d'un mouvement qui n'en est pas vraiment un. Puis se relâche avec un peu de vigueur. Une certaine contagion gagne les trois du bas de Cour qui eux aussi gonflent, se retiennent dans leur désir et s'effondrent sur eux-mêmes d'un bruit sourd qui les distingue, à l'oreille, de l'insecte émergeant de son cocon (il est significatif que la compagnie s'appelle CocoonDance) auquel ce mouvement renvoie.

Au bout d'une dizaine de minutes (pour une pièce assez courte puisqu'elle dure 45mn), la logique apparaît clairement : ces organismes étranges, se déplaçant à quatre pattes toujours dos vers le sol, occupent l'espace et jouent entre eux une manière de Tétris obscur et rigoureux dont les règles précises, bien qu'échappant aux spectateurs, s'imposent cependant. Rarement ensemble, mais généralement scindés en deux ensembles – l'un de deux ou trois à l'unisson confronté à un solitaire rarement accompagné comme en répons – qui développent un mouvement haché, tout de saccades précipitées et d'arrêts soudains, Vis Motrix crée une manière d'univers animé de quelque chose qui ressemble à une vie mais ne s'y résout pas dans une suite de parcours graphiques que poursuit la lumière basculant par phases successives d'un côté à l'autre. Le programme évoque une « invasion d’aliens à peine échoués sur scène, nid d’araignées au réveil » mais la question de la nature de ce (ceux) qui bouge s'évacue quand après avoir frappé le sol du pied, cela tente de se redresser, cela lutte pour s'exhausser, cela rechute. La pièce devient la chronique d'un échec à vivre, d'une incapacité à se mettre debout et d'un abandon. Le mouvement se fige graduellement pour retomber dans l’apathie du cocon, la lumière s'estompe, la froide beauté du jardin zen l'emporte sur le grouillement de la vie.

Sourdement tragique Vis Motrix se réfère explicitement au texte de Kleist, Sur le théâtre de marionnettes, dont la thèse, très contestable au demeurant, tient dans la supériorité des poupées animées sur les humains, lesquels se laissent trop gagner par l'émotion au détriment du seul mouvement… Mais ici, celui-ci ne suffit pas et, faute d'un quelque chose de souffle, d'un soupçon de trouble, la vie abandonne. La comparaison s'impose avec Reverse (2020) pièce à la carrière avortée de Jann Gallois, mais que l'on a pu apprécier via sa diffusion en ligne (et un article sur Danser Canal Historique - lire notre critique). Même rigueur géométrique : espace blanc nu et cru ; mêmes figures noires comme autant de signes. Même construction rigoureuse et sous contrainte, les danseurs ne devant pas quitter le sol de la tête et glissant donc en noir sur blanc dans un jeu de construction complexe et fascinant. Même construction du mouvement aussi. Il est symptomatique que ces deux créations déconstruisent la gestuelle issue des techniques du hip-hop pour inventer un univers aussi éloigné des danses urbaines qu'un plain-chant grégorien d'un concert de rap.

Mais tandis que la pièce de Jann Gallois retrouvait l'humanité au terme de sa construction, les cinq danseurs ayant découvert une verticalité, inversée certes puisqu'il s'agissait d'un poirier, mais incontestable, les quatre insectoïdes de Rafaële Giovanola ne parviennent pas à échapper aux contraintes de leur nature imprécise. Chez Jann Gallois, ils se découvraient « hommes », dans Vis Motrix, ils paraissent condamnés à renouveler indéfiniment le cycle de leur gonflement, reptation contrariée, tentatives de redressement… Constat assez sombre –  et pas seulement à cause des lumières signées Gregor Glogowsky – que porte la gestuelle elle-même, telle qu'élaborée par la chorégraphe, et dont on ne peut s'empêcher de penser qu'il répond à quelque chose du monde présent. Et sans doute, à la différence de la pièce de Jann Gallois, une ombre plus lourde pèse sur l'espèce étrange qui s'agite au plateau et que l'on nomme humaine. On se prend à rêver d'une comparaison entre Vis Motrix et Reverse… Suggestion de programmation pour qui voudrait prolonger le travail de défrichage des Rencontres Chorégraphiques !

Philippe Verrièle

Vu le 12 mai 2023 au Théâtre Public de Montreuil, dans le cadre du festival Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis.

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