« Hasard » de Pierre Rigal
Pierre Rigal et ses jeux de « Hasard ». En jetant ses dés imaginaires à Suresnes Cités Danse, le chorégraphe toulousain interroge la force de l‘indéterminé.
Dans la vie d’un chorégraphe, le hasard peut jouer un rôle déterminant. Par exemple, un athlète de haut niveau peut faire des études en mathématiques, économie et cinéma avant de se convertir en chorégraphe. Et Rigal de se trouver un jour à codiriger un Centre de développement chorégraphique alors que les chorégraphes ne sont pas prévus à ces postes. Ce même CDCN de Toulouse-Occitanie coproduit aujourd’hui Hasard, en complicité avec Pôle-Sud, le CDCN de Strasbourg où une partie des répétitions se sont déroulées. A ce moment, Pôle-Sud indiquait qu’un véritable magicien allait participer à la création ! Et en effet… On peut alors se poser la question de savoir à quel point les choses, dans la vie comme dans la création d’un spectacle, sont prévisibles et à quel degré la coïncidence peut devenir une force déterminante.
Avec la question du hasard, c’est finalement comme avec l’oracle et donc dieu : On est mis face à soi-même, on y croit ou on n’y croit pas. Tout est hasard, ou rien. En consacrant sa nouvelle pièce à la question de l’indéterminé, Pierre Rigal passe d’abord par l’étymologie et nous renvoie au jeu de dés, « az-zahr » en arabe. Selon les historiens, le mot est d‘abord entré dans la langue espagnole avant d’arriver en France. Le dé ayant six faces, Rigal met en jeu six danseurs dans une exploration sophistiquée de la relation entre des systèmes de déplacement et de gestes, déjoués par l’introduction de l’aléatoire. Une méthode parfaite pour éviter de se perdre autant que de s’ennuyer.
Hasard et accident
Mais historiquement, « hasard », c’est aussi le « mauvais coup », lié au danger. En témoigne le terme contemporain de « hasardeux » en français et « hazardous » en anglais : quelque chose qui comporte des risques. « Les jeux de hasard peuvent être dangereux », lit-on par ailleurs sur des affiches d’opérateurs de paris en ligne. Logiquement, Hasard commence par un tableau où on voit les interprètes traverser l’espace de façon haletante comme à un carrefour urbain, lieu par excellence où les règles et l’aléatoire s’entrechoquent. Sans surprise, la providence chorégraphique fait ici que les six se rentrent dedans de façon apparemment accidentelle, tout en créant l’illusion d’un Shibuya miniaturisé où non six mais des dizaines de personnes courent seules ou à plusieurs, en directions parallèles ou contraires, se croisant de façon imprévisible. Ils trouvent même le temps de réagir hâtivement à leurs accrocs, Rigal s’amusant à imaginer des suites variées. Dans la vie urbaine réelle, on n’en aurait même pas le temps…
Ensuite tout se mélange dans les corps, apparemment hors contrôle : la vie urbaine, le clubbing, l’accident et le geste sportif. En symbole de l’aléatoire, Rigal fait intervenir les rebondissements aléatoires d’un ballon de rugby, en guise de dé. Une heure durant, Hasard se présente telle une suite de tableaux divers, riche et imprévisible, où les gestes peuvent paraître aussi aléatoires que précis, comme ciselés par Bob Wilson chez lequel, on le sait bien, la part du non déterminé plonge sous la barre de zéro. Et il est parfois impossible de déterminer si un danseur est ici régi par on ne sait quelles forces ou s’il est en contrôle de son corps. Cependant, Hasard n’est pas un clin d’œil aux Chance Dances de Merce Cunningham lequel faisait parfois intervenir de l’aléatoire authentique en confiant les choix musicaux et scénographiques aux spectateurs.
Magie visuelle
La réussite paradoxale de Hasard est de remettre en cause nos certitudes par des compositions chorégraphiques extrêmement maîtrisées. Les événements scéniques mettent en évidence le caractère subjectif de notre perception visuelle, jusqu’à démontrer que nos certitudes s’avèrent être de simples postulats. C’est à perdre la foi, même en ce qu’on voit de ses propres yeux. Une femme d’abord, puis deux, semblent se déplacer au gré de l’éclairage, comme si elles sautaient de droite à gauche, comme par magie, en fonction des lumières qui s’allument d’un côté ou de l’autre. L’effet visuel est saisissant et interroge. Si nous ne pouvons déterminer de façon objective la position d’une personne dans l’espace, tout devient hasardeux. A d’autres moments, la démonstration semble glisser sur les chemins du glitch art, ces œuvres d’art produites à partir d’erreurs d’informatique qui entraînent les images sur des chemins de traverse.
La question du hasard entre en jeu également quand il s’agit de deviner comment Hasard est arrivé à Suresnes Cités Danse, étant donné que le point de départ, autrement dit l’ADN du festival – à savoir le lien avec l’univers du hip hop – n’est nullement reflété dans la création de Pierre Rigal. S’agit-il d’une suite donnée aux pièces avec quelques traces de danses urbaines qu’il y avait précédemment présentées – notamment Standards, Scandale et Asphalte – ou bien la nouvelle directrice Carolyn Occelli va-t-elle donner à cette manifestation historique un nouveau virage et l’ouvrir davantage à la danse contemporaine ?
Après tout, Olivier Meyer en tant que fondateur de Suresnes Cités Danse tenait toujours à préciser qu’il s’agissait d’un festival de danse et pas d’un festival hip hop, même s’il ne l’entendait pas dans le sens d’une ouverture vers la danse contemporaine, garantissant jusqu’en 2022 à Suresnes Cités Danse un rôle très spécifique dans le paysage chorégraphique. Il faut donc espérer que la nouvelle direction, apparemment en train de réinventer ce festival, ne laissera pas le hasard décider de la suite des événements.
Thomas Hahn
Festival Suresnes Cités Danse, le 14 janvier 2023, Théâtre Jean Vilar
Conception Pierre Rigal
Musique Gwenaël Drapeau
Lumières Frédéric Stoll
Collaboration artistique dramaturgie et costumes Roy Genty
Collaboration artistique dramaturgie Mélanie Chartreux
Collaboration artistique et magie Antoine Terrieux
Avec Yohann Baran, Clara Bessard, Carla Diego, Camille Guillaume, Mathilde Lin, Elie Tremblay
En tournée :
31 janvier et 1erfévrier Théâtre de St-Quentin-en-Yvelines
Le 10 février Noisy-le-Sec, Théâtre des Bergeries
Le 12 février Cachan, Théâtre Jacques Carat
Le 14 février Théâtre de Châtillon
Le 16 février Herblay, Théâtre Roger Barat
Le 22 février Annemasse, Château Rouge 22/02/23 - 20h30
Le 28 mars Draguignan, Théâtres en Dracénie
Du 12 au 14 mars Toulouse, Théâtre de la Cité avec La Place de la Danse CDCN et Odyssud
Du 25 au 28 mai Bobigny, MC93
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