Le paradoxe du Waouh
Le Manège de Reims rassemble des spectacles très attirants pour le tout public familial, et qui pourtant repoussent loin les limites de la réflexion sur l'acte scénique
C'est architectural : ancien manège de chevaux, au sens strict, le bâtiment principal qui abrite, à Reims, la scène nationale du même nom, a quelque chose d'enchanteur et d'épique, de forain et rêveur. Pendant un week-end une fois par an, Stéphanie Aubin y propose la programmation du Waouh.
Baraques à gourmandises contemporaines conceptuelles (pains colorés, beurres à l'orange ou à la menthe, etc), boîtes à regard disposées en travers des allées, affichage flashy (tendance graphisme virtuel) : ces jours là, le site se pare d'atours à sensations nouvelles. C'est plus ou moins crédible, tant la programmation se présente malgré tout, par ailleurs, sur les modes classiques de la diffusion de spectacles d'auteurs dans des salles, avec horaires, billetterie, etc.
Galerie photo Alain Julien
Or voilà une programmation bourrée de sens. Elle peut rendre optimiste. Ce qui se montre au Waouh comble la curiosité du tout public familial, qui s'y bouscule en quête de sensations heureuses et surprenantes. Qui s'en plaindra ? Cependant ce qui se voit au Waouh ne cesse d'exciter les limites de la représentation, problématiser les paramètres de la réception, sans rien d'évident au bout du compte.
Au Waouh, on déménage sur le fond tout autant qu'en surface. L'émerveillement s'y cultive comme mode possible de questionnement. Il y a là un paradoxe qui agace les certitudes clivées à propos de ce qui serait noble et fondamental, et ce qui ne le serait pas ; un paradoxe qui attise le désir d'explorer les moyens d'en sortir. De bouger toujours.
On ne pourra évoquer ici tous les spectacles proposés au Waouh 2014. Chloé Moglia y tenait la vedette, pour y montrer la première de La ligne, étape inaugurale d'un cycle de trois années de recherche, qu'accompagne le Manège. Pour cette pièce, sur une trentaine de mètres de longueur depuis le haut de la salle jusqu'au mur du fond de scène, une fine ligne d'acier surplombe tout autant les sièges du public, que le plateau, d'une magnifique portée aérienne incurvée, d'un seul envol en pente déclinante.
Chloé Moglia arpente ce dispositif, comme à la croisée explosée des arts du trapèze et de la chorégraphie. Il lui faut une demi-heure pour parcourir patiemment toute la longueur de la ligne d'acier. Pour une circassienne, il y a un mouvement fort paradoxal, qui est de descendre obstinément jusque sur scène, plutôt que s'envoyer en l'air. Dans un silence total, l'artiste met à l'épreuve sa propre pesée, en lâchant les soixante kilos de sa masse, suspendus, emmêlés, lovés, autour et en-dessous du mince support. Tout sauf du numéro de cirque.
On croyait que l'essence éternelle de celui-ci résidait dans un combat ascensionnel pour s'extraire des lois de la gravitation. En acceptant tout de son poids tirant vers le bas, Chloé Moglia en inverse le paradigme. C'est passionnant. Plus, en tout cas, que la conférence qu'elle prononce une fois parvenue au sol, dont la dramaturgie demande encore à être pensée.
Tout à l'inverse, c'est à l'air libre du parc attenant, que Kevin Jean et Nina Santès, eux directement issus des rangs de la danse, déploient Derrière la table verte. Ils mettront eux aussi à peu près une demi-heure, pour ne s'arracher que de quelques centimètres au-dessus du sol. Les deux danseurs sont debout, et acceptent tout de la gravité. Ils s'aident chacun d'une sangle pendant depuis les solides branches d'un grand arbre sous les frondaisons duquel ils évoluent.
Galerie Photo : Alain Julien
Patiemment, longuement, par un lâché maîtrisé, modulé, peu à peu accentué, les deux danseurs apprécient, jaugent et épousent la force de l'attraction terrestre. La sangle est souple. Réglable. Elle laisse du jeu. Cela permet une inclinaison ici, un rien d'élan là, une entrée en torsion du corps. Un croisement des pieds. Peu à peu assimilée, cette puissance du monde penchée vers le sol va pouvoir être détournée quant à son but, ménageant un décollement en trajectoires plus amples, circulaires, déliées ; finalement des combinaisons complexes, véloces, d'où le risque de la collision entre les corps n'est pas absent.
Cette danse de très peu, plus encline à composer avec la force donnée qu'à déployer des figures volontaristes, a quelque chose d'un renoncement sublimé. On la croirait faite exactement pour répondre, depuis le sol, au funambulisme inversé que pratiquait juste auparavant Chloé Moglia.
A deux pas de là, dans le même environnement arboré, le chorégraphe bruxellois Benjamin Vandewalle, juste sorti de P.A.R.T.S., intercepte la déambulation bucolique et civile des promeneurs du dimanche. En travers d'une allée, il a disposé trois grosses boîtes, d'apparence antiquement foraine. Quiconque passe par là se voit proposer de s'asseoir au bord de l'une de ces boîtes, se pencher vers elle, et passer la tête à travers une ouverture circulaire ménagée à cet effet.
"Entre Vue" @ Alain Julien
A ce stade, celui qui s'y hasarde n'a pas la moindre idée de ce qui va bien pouvoir lui arriver une fois à l'intérieur. Comme piégé, le regard est enfermé entre les parois très resserrées de la caisse, pile en face d'un autre visage, qui alors apparaît, tout proche, mais strictement inatteignable. Les mains sont restées à l'extérieur. Pas question de toucher. Les parois sont rigides. Pas question d'avancer plus.
Cette mise en condition du regard est fort coercitive. La seule esquive résiderait dans le choix de se retirer. Or on reste. Mi par empathie fondamentalement humaine, mi par attrait pour le spectaculaire de la situation, le "visiteur" s'offre, quelques minutes durant, à la situation de ne rien faire d'autre qu'envisager de très près un visage de l'altérité. La personne qui se montre là est (d'apparence) neutre. Il s'agit d'habitants de Reims que l'artiste a engagés dans son processus. Mais quoi de "neutre" chez quelqu'un, de toujours irréductiblement singulier ?!
On écrit ici beaucoup trop vite, beaucoup trop court, pour explorer toutes les implications vertigineuses de cette expérience de condensation spectaculaire du banal, le trouble qu'elle engage, ses inversions de perspectives, son renversement en vrai faux miroir. En définitive, s'y éprouve le bouleversement de soi au contact de l'autre que soi, si proche et totalement énigmatique, dont la conscience qu'on a de sa présence affichée, inspire le sentiment de la séparation de soi à soi-même, jouée à travers l'autre.
Si le référent est ici forain, alors il transporte très loin, dans une simple boîte parfaitement immobile.
Mette Ingvartsen, de son côté, est partie très loin dans les implications de ses expériences fantasmagoriques avec Evaporated Landscapes. Elle y déploie les seules forces de procédés et matériaux scénographiques, habituellement considérés comme des apports seulement secondaires au propos principal d'un acte scénique. La seule présence humaine dans cette pièce est celle du manipulateur des machines à fumée ou à bulles de savon.
Or, on vient bien de parler de pièce, car une véritable orchestration opère dans le déferlement des matières, l'envolée des effets, la valse des lumières. Les tout petits en raffolent, s'ébattant joyeusement au contact des fumées. Avouons-le : on doute parfois qu'il s'agisse là de plus qu'un dispositif d'attraction, à sa place dans un univers forain plutôt qu'en espace scénique. Or son déploiement violemment poétique s'observe bel et bien depuis des gradins.
On n'a pas fini d'y songer. De s'en trouver déplacé. Fort bien.
Gérard Mayen
17 et 18 mai 2014 - Festival Le Waouh - Le Manège, Reims http://www.manegedereims.com/des-spectacles/temps-fort/le-waouh
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