« Danseuse » de Muriel Boulay
Interprète emblématique de la compagnie Gallotta – son duo avec Robert Seyfried dans Docteur Labus (1988) reste un sommet entre drôlerie et émotion – Muriel Boulay raconte en scène sa vie de scène, ce qui dépasse de beaucoup la seule saga du Groupe Emile Dubois. Mais, malgré qu'elle y parle beaucoup, puisqu'il s'agit vraiment d'un spectacle de danse, ce qui s'exprime dépasse ce qui se dit. Et l'on perçoit mieux les enjeux d'un moment d'histoire : la naissance de la Jeune Danse.
Il faudra bien, plus loin dans ce texte, se demander si Danseusede Muriel Boulay est ou pas un bon spectacle ; et même ce qu'il est vraiment, puisque l'unique interprète y parle autant qu'elle y danse. Mais avant cela, il convient de souligner en quoi il est important. Car si cette Danseuse, comme elle le revendique, pose question, ce n'est certainement en raison d'un quelconque déficit technique, d'une difficulté quelconque à danser. Muriel Boulay, qui affiche un CV sans tache, fut remarquable sur scène, et fit ce qui s'appelle une belle carrière. Mais elle a vécu la rupture historique qui donnait un sens nouveau au mot danseuse. En somme Danseusetémoigne d'une rupture entre une certaine tradition de la ballerine, figure du ballet, et la réalité d'un mouvement artistique en marche, la Jeune danse. Or, ce parcours de vie, comme celui de nombreux autres, montre qu'il n'y a pas eu solution de continuité mais recherche, tâtonnement, hasard heureux. En somme, que la révolution n'en fut pas une mais plutôt la conséquence d'une somme de mouvements individuels (avec quelques grandes inflexions historiques, mais ce n'est pas le sujet présent).
A l'origine, Muriel Boulay fut élève chez Irène Popard, école qui se qualifie toujours de « première méthode française et féminine d’éducation physique ouverte sur le sport, la gymnastique et la danse » et dont, à cause même de cette ambiguïté dans le rapport à la chose saltatoire, on néglige l'importance. Puis la jeune fille entra à l'école de l'opéra de Paris même si elle n’intègra pas le Corps de ballet car trop grande. Donc pas « Ballerine », mais engagée chez Félix Blaska avec qui elle crée le fameux Tam Tam et Percussion (1970). Après quelques vicissitudes dont un échec à entrer chez Maurice Béjart (trop grande pour le corps de ballet et pas de contrat de soliste disponible) elle est conviée par Milko Sparemblek, avant d'être confirmée par Gray Veredon à l'Opéra de Lyon et s'y retrouve nommée Etoile. « Ballerine » quand même…
Puis, un jour, elle croise les fantaisistes bizarres qui sont en train d'inventer quelque chose du côté de Grenoble. Ils s'appellent Groupe Emile Dubois et le chorégraphe du nom de Jean-Claude Gallotta est très sympa. La Ballerine en devient Danseuse et le restera jusqu'à ce que son dos la trahisse. On retrouve ces détails historiques plus ou moins développés dans le spectacle et ils en constituent la trame dessinant le paysage d'une discipline artistique en équilibre instable entre ce qui est reconnu par l'institution et ce qui est nourrissant pour l'art. Ce parcours témoigne qu'il n'y a pas Jeune Danse d'un côté et Ballet de l'autre, mais que la première procède largement de l'autre. Ainsi de Dominique Bagouet ou de Maguy Marin, biberonnés à cette esthétique du ballet avant d'aller voir ailleurs et que Muriel Boulay croise au cours de ses aventures. Il convient de rappeler toujours que le concours de Bagnolet, révélateur de la Jeune danse, s'appelait, de son nom véritable, le « Ballet pour demain »… La prise de parole confession de Muriel Boulay témoigne exactement de cette porosité. Elle est importante tant le discours idéologique a pris, en la matière, le pas sur les faits.
Quant au spectacle, il se contente de peu d'apparat. Pas de décor sinon une simple table, une chaise, une barre et des vidéos. Sur la table, un carton que la danseuse raconte avoir retrouvé dans le grenier maternel et qui resserre tous les souvenirs d'une carrière. Bulletins de salaire de l'opéra, affiches, coupures de presse… Les mères de danseuses gardent tout, on le sait, jusqu'aux pointes de leurs filles… Egrenant ses souvenirs au gré de ces reliques, Muriel Boulay enchaîne les extraits d'œuvres de Kurt Jooss, Hans Van Manen ou encore Jean-Claude Gallotta qui sourdent du corps même, comme si les muscles les gardaient tout vivant, à parité et sans tri. Cette vie du répertoire, comme indépendante dans la chair des danseurs, donne tout son sens à ce spectacle. Relativement chronologique, narratif et joué comme un texte théâtral, cela pourrait passer pour un One Woman Show, un peu dans l'esprit de ce qu'un Philippe Caubère put faire à partir de sa propre carrière. A cette nuance près de la danse : les réminiscences de postures, le jeu de réponses entre l'image vidéo et la danseuse se remémorant devant nous. Un écart permanent qui s'affiche entre le témoignage historique, clairement expliqué avec un sens du détail précis, et le flux vivant qui exprime, même au travers d'épisodes difficiles, ce qu'il y avait d’essentiel dans tout cela. Ainsi, dansant un extrait de la Table Verte (1932), Muriel Boulay raconte la douleur de son dos qui va la clouer, mais sa danse dit la jubilation non à cette douleur, mais à ce souvenir d'une étape de la vie. Il y a d'ailleurs un rapport singulier à la douleur dans tout ce spectacle, par exemple dans le plaisir que l'interprète rapporte à retrouver ces pointes, que la danse traduit bien : une forme d'orgueil du dépassement.
Ce non-exprimé qui s'exprime par la danse permet de mesurer la proposition pour ce qu'elle est : une forme très aboutie et subtile de danse documentaire appliquée à la période rarement explorée de l'émergence de la Jeune Danse vue par une qui l'a dansée. Ce qui en fait de Danseuse un spectacle de danse non seulement important, mais réussi.
Philippe Verrièle
Vu le 1er juillet au Hangar Théâtre dans le cadre du festival Montpellier Danse.
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