Festival de Marseille : création de « Sabena » d’Ahamada Smis
Une épopée, un destin collectif terrifiant – mis en danse, musique, récit et arts visuels dans une harmonie parfaite.
« Majunga, la sublime. Majunga, la malgache. Majunga, la comorienne… » Ahamada Smis promène son chapeau à travers le plateau, entre danseurs, musiciens et une calèche rouge, saisit son dzenzé sur lequel il accompagne son récit chanté. Compositeur et chanteur à la voix superbe d’un crooner africain (rappelant par là le regretté Momo Wandel Suma), il est issu de la scène rap marseillaise et explore depuis 2011 ses racines comoriennes. Rompu aux instruments traditionnels de l’Océan indien, il a composé pour Sabena des musiques aux airs traditionnels mais portés par un vent très contemporain.
Une cérémonie du vivre-ensemble
A la manière d’un griot, il slame son poème tragique sur les Comoriens massacrés en décembre 1976 à Majunga, par la majorité malgache dans le quartier des Comoriens. Un massacre, un pogrome. Trois jours, des milliers de morts et les survivants comoriens évacués par la Sabena, la compagnie aérienne belge de l’époque. D’où le titre du spectacle. Une communauté anéantie, une violente expulsion du territoire malgache, un épisode historique peu connu et passé sous silence à Madagascar. Mais quand on a dit tout cela, les choses deviennent politiques et ce spectacle ne l’est pas. Pas de façon explicite, en tout cas. Pas de règlement de comptes ici. Sabena est poétique, musical, chorégraphique et visuel, telle une cérémonie à la mémoire des défunts, pour permettre à leurs âmes terrifiées de trouver une forme de paix.
Sur la Place d’Armes du Fort Saint-Jean, au Mucem de Marseille, le plateau était dressé en plein air, le public prenant place en face, sur les marches. Et au fond, un écran sur lequel passèrent de très belles créations graphiques, tantôt abstraites, tantôt représentant des personnages comme sculptés, comme dans le théâtre d’ombres des régions du Pacifique. Ahamada Smis dit la joie de vivre, la terreur soudaine qui s’empare de la communauté, l’état de ceux qui perdent la raison ou perdent la voix… Entre Smis, les musiciens, les danseurs et les images projetées, l’harmonie est parfaite. Tous sont présents, dans le respect des autres, comme pour montrer la voie vers un vivre-ensemble, entre communautés artistiques à défaut de pouvoir restaurer celui entre Malgaches et Comoriens, brutalement interrompu en 1976.
Eclosion du concert chorégraphique
Qu’est-ce qu’est Sabena ? Un concert, absolument. Spectacle de danse, tout autant. Théâtre musical, création chorégraphique adaptée aux énergies musicales et leurs récits, portée par quatre interprètes parfaitement à l’aise dans ce cadre très particulier. Car on est ici dans un vrai concert chorégraphique, où le public applaudit après chaque round chanté et joué, où la danse doit à chaque fois trouver une conclusion, une manière de finir le tableau. C’est une question de rythme, de phrasé, de projection des énergies cinétiques qui met en échec la plupart des tentatives autour de la forme du concert chorégraphique. A toutes ces questions, le chorégraphe Djo Djo Kazadi (venu à la danse via les Studios Kabako de Faustin Linyekula et interprète de celui-ci de 2001 à 2007) a trouvé les réponses parfaites. A chaque tableau, les gestes fusent et surprennent, chaque conclusion permet au quatuor de créer une présence plastique ou de s’effacer d’une manière presque surnaturelle.
Galerie photo © Pierre Gondard
Car il est question de violence, de tireurs, mais aussi d’esprits. A la fin les danseurs troquent leurs costumes – pouvant rappeler une tenue de combattants – pour la peau nue, peinte aux insignes rituels. Les danseurs peuvent se transformer en leurs propres ombres ou en un paysage fait de corps et de lumières, peuvent incarner la terreur éprouvée, l’instinct de survie, l’Histoire et le destin. Tableau par tableau, les solutions chorégraphiques sont épatantes, prolongeant les ambiances musicales et visuelles. Du grand art donc, et carrément une référence dans le genre, si le concert chorégraphique en est un. Avec Sabena, il en trouve les moyens, définitivement.
Thomas Hahn
Festival de Marseille, le 1erjuillet 2022, Mucem
Composition et écriture, direction artistique : Ahamada Smis
Chorégraphe : Djo Djo Kazadi
Scénographie : Claudine Bertomeu
Création graphique : Mothi Limbu
Avec :
Ahamada Smis (slam)
Jeff Kellner (guitare)
Robin Vassy (percussions)
Uli Wolters (saxophone, clarinette, flûte, MAO)
Sinath Ouk (danse)
Mickael Jaume (danse)Fakri Fahardine (danse)
Inssa Hassna (danse)
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