A Strasbourg, Vidal Bini crée « Narr : pour entrer dans la nuit ».
Le chorégraphe alsacien aborde la relation de notre société à la danse via la fameuse épidémie strasbourgeoise de 1518. Entretien.
Danser Canal Historique : Vous êtes implanté à Bouxwiller, près de Strasbourg, et vous travaillez sur l’épidémie de danse observée à Strasbourg en 1518. Il ne s’agit donc pas d’une coïncidence ?
Vidal Bini : Cette pièce est le troisième volet d’un cycle qui s’intéresse à la relation entre l’histoire, la mémoire et l’identité, en abordant le lien entre des événements, leur mise en mémoire et la participation de cette mémoire à la construction des individus qui deviennent à leur tour acteurs de l’histoire. Pour ces trois créations, nous avons jusqu’ici travaillé à partir de sources historiques, autour du corps au combat et ses représentations, soit en guerre, soit en lutte politique ou en compétition sportive. Le projet d’une pièce à partir de l’épidémie de danse qui a eu lieu à Strasbourg en 1518 est partie de Louis Ziegler, un chorégraphe avec qui je travaille depuis longtemps. Il avait pensé faire une pièce sur ce sujet mais vu son âge avancé, il a décidé d’abandonner cette idée. Et comme j’étais déjà dans la démarche de travailler à partir d’éléments historiques, il m’a suggéré ce thème.
DCH : On sait aujourd’hui presque tout sur la transmission du coronavirus de la covid-19, mais rien sur le virus de la danse qui était apparemment assez contagieux. A partir de quels genres de sources avez-vous travaillé ?
Vidal Bini : J’ai trouvé peu d’informations d’époque parce qu’on a peu de traces de ce qui s’est passé en 1518, à part quelques récits. Mais j’ai trouvé des espèces de fantasmes des générations suivantes. Aujourd’hui encore l’événement possède une vraie puissance fantasmagorique. Cette approche a eu lieu avant le covid ! On n’avait pas prévu qu’un parallèle allait émerger entre l’épidémie de danse en 1518 et celle du coronavirus actuel. Notre pièce ne tente en rien de faire le lien entre les deux, à part quelques petits éléments anecdotiques, comme le fait que les danseurs de 1518 ont à un moment été confinés.
DCH : En effet, sous certaines conditions, une danse qui se propage fera fantasmer. Et elle fera peur aux autorités. Prenez les flashmobs, les arts de la rue, la fête de la musique, le carnaval etc. : Toutes activités ou présences non commerciales dans l’espace public qui semblent offrir des libertés sont en vérité strictement réglementées.
Vidal Bini : Quand des gens qui dansent ne s’arrêtent plus et quand cette foule s’agrandit, cela finit par poser un problème, à l’époque comme aujourd’hui. Imaginez que demain, des gens se mettent à danser dans la rue sans raison apparente. Les réactions seront fortes ! Certains vont s’arrêter et se dire que c’est une performance, d’autres vont appeler la police ou l’hôpital psychiatrique. Alors la danse est-elle aujourd’hui vraiment mieux acceptée ? Nous sommes, en Occident, dans des sociétés de contrôle où un comportement comme celui de danseurs apparemment hors contrôle pose problème. Je veux donc ici poser la question de savoir si la situation de la danse dans la société a vraiment changé depuis le Moyen Âge.
DCH : Vous allez donc tenter l’expérience de mettre la danse dans la rue ?
Vidal Bini : Au tout début du projet, nous voulions monter des sortes de commandos dansants, un peu comme les flashmobs à l’origine, où les gens débarquent sans prévenir. Sauf que dans la pratique, nous aurions été obligés de demander les autorisations administratives. Et nous ne voulions pas aller de manière frontale sur la question du contrôle sociétal. Je trouvais qu’il était plus intéressant d’aller chercher le spectateur sur une interrogation plus intime et de sa propre perception de la danse de l’autre.
DCH : Avec Narr dans le titre, vous renvoyez au bouffon, aux saltimbanques, au fou du roi si ce n’est aux fous tout court. Y a-t-il une dimension hors normalité dans votre création ?
Vidal Bini : Ni carnavalesque, ni dans le sens de la folie. Ce concept n’existait pas encore à l’époque. Dans les récits, on nous dit que ce sont des gens qui sont dépassés par quelque chose, qui perdent le contrôle d’eux-mêmes et on les plaint. L’interprétation de l’épidémie dans de sens de la folie arrive plus tard. Par contre, l’idée de la danse comme pratique sociale et festive, du plaisir et du divertissement sera présente dans le spectacle. Car la danse est une pratique fondamentale, liée à la bipédie de l’homme. J’ai toujours été fasciné par la question comment la danse est arrivée au milieu de l’humanité, comme rite lié à la magie, à la chasse, aux saisons, au soleil…
DCH : Alors de quoi la danse de Narr sera-t-elle faite pour qu’on « entre dans la nuit » ?
Vidal Bini : Dans tous les écrits d’époque, on nous dit que les gens dansaient. On ne dit pas qu’ils tremblaient ou avaient des convulsions. Donc ça veut dire que la façon de bouger chez ces gens, dans les rues et sur les places, correspond à ce que les gens étaient capables de concevoir comme de la danse. C’est notre point de départ. Nous démarrerons par des formes de danse facilement identifiables, éventuellement folkloriques. Pour ce faire, nous avons fabriqué des danses faussement traditionnelles qui pourraient rappeler des types de danses d’Europe de l’ouest ou centrale. Et puis on dérive vers des formes qui ne répondent plus à des codes que nous savons identifier. Quand je fais une pièce, j’écris très peu de mouvements pour les danseurs. Par contre, j’utilise beaucoup un système de consignes, de tâches et de partitions pour que les danseurs puissent générer peurs propres mouvements.
DCH : Où et comment va se dérouler le spectacle ?
Vidal Bini : Ce sera en salle, mais on n’est pas dans un dispositif frontal classique avec des gradins. Nous mettons en place un dispositif où les spectateurs peuvent rentrer et se déplacer librement, circuler ou s’asseoir au sol. Il y aura juste quelques chaises pour ceux qui en ont vraiment besoin. Et puis il y aura un grand comptoir, puisque nous avons décidé que le bar pourra rester ouvert pendant le spectacle. L’ensemble tient plus du bal, de la soirée dansante ou éventuellement du carnaval. Et je veux que le public puisse être très près des danseurs qui bougent puisque je voulais aussi travailler sur la question de la propagation au sein d’un groupe. Il y aura cinq danseurs professionnels et trois musiciens. Et puis, le spectacle se construit avec la participation d’une quinzaine, voire une vingtaine d’amateurs de danse. Et je ne parle pas ici de danseurs amateurs ! C’est vraiment ouvert à tout le monde et l’idée est de ne pas mettre en scène uniquement des corps spécialisés en danse. On entend souvent les gens dire : « Je ne sais pas danser, je suis mauvais danseur etc. » Je ne comprends pas comment on peut dire ça. On a un corps, on bouge et donc on danse. C’est tout ! Avec les amateurs, nous travaillons pendant quatre weekends pour préparer le spectacle. Mais c’est une partie un peu secrète qui se révélera au cours de la soirée. En tout cas, il ne sera sans doute pas impossible que ceux qui le souhaitent puissent entrer dans la danse.
DCH : Il faut donc se réfugier en salle pour trouver la liberté qui nous est refusée dans l’espace public.
Vidal Bini. : J’aime l’idée que le public puisse être libre et responsable de sa propre implication dans le spectacle. C’est quelque chose qui me vient de ma période d’interprète chez le chorégraphe allemand Felix Rückert qui créait des contextes spectaculaires très permissifs pour le spectateur, ce qui n’était parfois pas évident à gérer pour les performers (rires).
DCH : Vous travaillez à Strasbourg et avez participé aux aventures d’un chorégraphe berlinois. Y a-t-il dans votre travail une dimension transfrontalière ?
Vidal Bini : Pas directement. Il est vrai que j’ai vécu à Berlin pendant plusieurs années, mais je suis rentré en France depuis plus de dix ans. J’ai depuis travaillé avec le chorégraphe Louis Ziegler et même si ce travail était très différent de celui de Rückert, Ziegler questionnait toujours la situation du public. Ziegler a aussi beaucoup travaillé sur le patrimoine chorégraphique alsacien. Toutes ces influences sont aujourd’hui présentes dans mon propre travail. Nous allons présenter Narr l’année prochaine au Carreau, la scène nationale de Forbach, et là nous allons tenter d’ouvrir la dimension participative à l’Allemagne.
Propos recueillis par Thomas Hahn
Du 8 au 10 juin 2022 à Strasbourg, Opéra national du Rhin, Salle Ponnelle.
Coproduction Pôle-Sud CNDC
14 et 15 juin 2022 au Manège de Reims
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