Entretien avec Sae Eun Park, l’étoile coréenne du Ballet de l’Opéra de Paris
Nommée étoile en juin 2021, Sae Eun Park ajoute une nouvelle facette au répertoire de la maison, avec ses interprétations ultrasensibles.
Elle est la première danseuse étoile asiatique au Ballet de l’Opéra de Paris, elle fait briller la Corée du Sud dans les plus beaux rôles féminins du répertoire européen et elle prouva son attachement à la France quand en 2011 elle déclina une place de soliste au Dutch National Ballet pour se présenter au concours externe de l’Opéra de Paris : C’est Paris ou rien ! Le 11 mai 2022, elle a reçu le Prix Culturel France-Corée, des mains de l’ambassadeur coréen Yoo Dae Jong, au Centre Culturel Coréen de Paris. Et elle déclara : « Je n’ai commencé à rêver d’une nomination comme danseuse étoile qu’à partir de mon accession au rang de première danseuse. Et j’ai même commencé à me demander si c’était possible pour une Coréenne. » Aujourd’hui, tous ses rêves se réalisent, même celui d’interpréter Giselle, rôle qu’elle répète actuellement. Nous avons rencontré « l’étoile du matin calme « quand elle était de retour d’un séjour à Séoul.
Danser Canal Historique : Sae Eun Park, qu’est-ce qui vous a amenée vers la danse, comment avez-vous découvert le ballet et quel rôle ont joué vos parents ?
Sae Eun Park : J’ai commencé la danse à l’âge de neuf ans, ce qui est assez tard pour une danseuse classique. Ma mère est professeure de piano et mon père est un grand amateur de musique classique. J’ai donc grandi entourée de musique. Un jour de décembre, mon père m’a amenée voir mon premier ballet. C’était Casse-Noisette. J’ai été fascinée par la beauté des costumes et des diadèmes. Ces sensations m’ont donné envie de faire de la danse et mes parents m’ont inscrite à un cours.
DCH : Ensuite, comment avez-vous abordé votre carrière professionnelle ?
Sae Eun Park : Quand j’avais treize ans, j’ai fréquenté un collège en option arts, c’est là que j’ai commencé à comprendre des choses du monde de la danse et que j’ai commencé à songer sérieusement à devenir ballerine. Comme je viens d’une famille très musicale, j’ai aussi été attirée par la musique classique. Ensuite j’ai continué au Seoul Art High School, un lycée, avant d’entrer à la Korea National University of Arts.
DCH : Vos premiers succès internationaux ne se sont pas faits attendre…
Sae Eun Park : Après des médailles d’argent à des concours aux Etats-Unis et en Chine, j’ai participé aux concours internationaux de Lausanne et remporté le Grand Prix, ce qui m’a permis de vivre un an et demi à New York où j’ai dansé pour le jeune ensemble du American Ballet Theatre. Ensuite je suis rentrée en Corée où j’ai dansé pour le Ballet National. Mais j’ai rapidement ressenti une forte envie de repartir et j’ai participé à une audition pour l’Opéra de Paris.
DCH : Dans l’histoire du Ballet de l’Opéra de Paris, on a déjà vu des interprètes qui ont tout de suite dansé à un certain niveau de la hiérarchie. Vous, par contre, avez participé en 2011 au concours externe de recrutement qui est ouvert à tout le monde, et avez commencé dans le corps de ballet, alors que vous aviez remporté les médailles d’or aux concours de Varna et de Rome, en 2010. Pourquoi avoir accepté de recommencer tout en bas de l’échelle ?
Sae Eun Park : Puisque danser au Ballet de l’Opéra de Paris est un rêve absolu, tellement fantaisiste que j’avais aussi envoyé mon CV à l' English National Ballet où j’ai été reçue en audition privée. Mais au cours de ma prestation, j’ai été prise d’un malaise et j’ai dû abandonner. J’ai aussi fait une audition au Dutch National Ballet, à Amsterdam et ils m’ont proposé un contrat de soliste. Mais à ce moment, j’avais décidé de me présenter au concours de l’Opéra de Paris qui m’a d’abord proposé un contrat d’un an en surnuméraire. Ce n’est qu’ensuite que j’ai vraiment été engagée définitivement. Ensuite, je me suis toujours présentée aux concours internes, et j’ai pu monter en grade assez rapidement.
DCH : Comment s’est déroulé ce concours d’entrée, en 2011 ?
Sae Eun Park : Il y avait plus de 150 danseurs présents en même temps, hommes et femmes confondus. Au bout de dix minutes, ils ont éliminé la moitié et ainsi de suite. J’ai pu continuer jusqu’en finale, où ils ont retenu environ dix filles et dix garçons. Il a fallu danser une variation et j’étais vraiment stressée parce que je n’avais pas l’habitude de danser dans ces conditions, à savoir sur un plateau incliné ! Cela demande qu’on s’y habitue. Mais j’ai finalement été retenue pour entrer dans la compagnie.
DCH : Séoul, New York, Paris… Vous avez donc dansé sur trois continents ! Quels sont les différences entre les styles et les méthodes d’enseignement ?
Sae Eun Park : En Corée, la base est la méthode Vaganova, le style russe par définition. Mes professeurs étaient d’anciens danseurs principaux du Mariinski. Au ABT, par contre, on pratique un mélange de plusieurs styles. A l’Opéra de Paris, c’est le style français avec un travail différent sur les jambes. Mais le style Vaganova est une très bonne base qui permet de s’adapter aux autres styles. Quant à l’enseignement, en Corée il est vraiment très strict. En Corée et à l’Opéra de Paris, le travail est particulièrement exigeant. Mais quand on danse, le corps sécrète des endorphines. On est heureux, donc on peut endurer. Les danseurs sont des gens positifs et agréables.
DCH : Comment avez-vous été accueillie dans la compagnie ?
Sae Eun Park : A l’Opéra de Paris, dès le début, alors que je ne parlais pas encore le français, tout le monde a été très accueillant. Ils ont parlé anglais avec moi, je n’ai pas de difficultés majeures pour m’intégrer. Cela m’a aussi aidé pour apprendre le français plus rapidement. J’ai suivi des cours et j’ai appris le français à partir de zéro. Ce qui m’a aidé, c’était de passer les journées de travail avec mes collègues du matin au soir et de partir en tournée avec eux. Mais il me reste du chemin à faire, car si je comprends désormais tout ce qui se dit, je n’arrive pas encore à exprimer en détail tout ce que je veux dire.
DCH : Vous n’êtes pas la seule Coréenne au sein de l’ensemble. Avec Kang Ho-hyun, actuellement au rang de Coryphée, et la Quadrille Yun Seo-hoo, la troupe compte déjà deux compatriotes qui rêvent sans doute de vous emboiter le pas. Avez-vous constitué une sorte de cercle coréen au sein de l’ensemble ?
Sae Eun Park : Je suis certes liée d’amitié avec les autres danseuses coréennes du Ballet de l’Opéra, mais c’est vraiment le Ballet dans son ensemble qui est pour moi comme une deuxième maison. C’est une grande famille, même si j’y suis entrée seulement à l’âge de 21 ans, alors que presque tous les autres y dansent depuis qu’ils ont huit ans et vivent ensemble, toute la semaine, depuis leur arrivée.
DCH : Comment vivez-vous à Paris ? Quel est votre rapport à la Corée ? Avez-vous par exemple de la décoration coréenne à la maison ?
Sae Eun Park : Pas du tout. Je vis avec mon mari qui aime surtout le style scandinave. Nous avons déménagé il y a deux ans et comme je dansais tout le temps, c’est lui qui s’est occupé de l’appartement. Il est Coréen, mais il est arrivé en France quand il avait neuf ans. Il a donc grandi en France. Nous vivons dans le XVe arrondissement et j’aime beaucoup notre quartier ! Par exemple, près de chez nous, on trouve le meilleur restaurant coréen de Paris ainsi qu’une pâtisserie coréenne et bien sûr des supermarchés coréens. C’est important car je fais souvent la cuisine coréenne.
DCH : Être Danseuse étoile, cela change quoi dans votre vie, mis à part le fait d’être très demandée pour les interviews ?
Sae Eun Park : Il est vrai que l’été dernier, en Corée, j’ai donné cinq ou six interviews par jour, pendant deux semaines. A la fin, j’étais complètement épuisée. En revenant en France, en septembre, ma première rentrée en tant qu’Étoile a été particulièrement chargée. J’ai participé au Gala d’ouverture de saison de l’Opéra, le fameux Défilé, et ce pour la première fois comme Étoile. Je m’y suis donc préparée avec beaucoup de bonheur, mais aussi de stress. Heureusement, j’ai eu le bonheur de voir mes parents venir à Paris à cette occasion. Et je devais en même temps me préparer pour le ballet Etudes de Harald Lander, un grand classique moderne qui est techniquement très difficile à danser. En plus cette pièce n’est donnée qu’un seul soir, ce qui ajoute encore à la pression de tout réussir.
DCH : La vie d’Étoile est-elle donc plus compliquée que celle d’avant ?
Sae Eun Park : Au contraire, elle a beaucoup d’avantages. Le changement le plus important est que je n’ai plus à me préparer pour des concours de promotion. Je ne suis plus en compétition permanente. J’ai passé des années à prouver quelque chose, à me justifier. Maintenant, quand je monte sur scène, j’essaye simplement de donner le meilleur de moi-même en interprétant mes personnages à ma manière. Ce n’est que bonheur. Une autre différence importante est que les danseurs Étoiles savant à l’avance dans quels ballets ils sont programmés et quels soirs ils vont être sur scène, contrairement aux autres membres de la troupe. Chaque Étoile a aussi une habilleuse personnelle pour toute la durée de la représentation et sa propre loge. Avant, je la partageais avec une autre danseuse. Avoir un chez soi, ça aide à se mettre en bonne condition pour danser et interpréter un personnage.
DCH : Votre répertoire de rôles est déjà très large, avec des styles très différents, de quelques grands classiques à des chorégraphes actuels comme Benjamin Millepied ou l’Allemand Marco Goecke. Mais c’est toujours dans le ballet romantique que l’on s’identifie le plus à un personnage donné. Vers qui va votre préférence ?
Sae Eun Park : J’ai aimé tous mes rôles du répertoire, mais il y en a certains qui m’ont marquée particulièrement, de Tatiana dans Oneguine du chorégraphe John Cranko qui était le directeur du Ballet de Stuttgart, à Odette/Odile dans Le Lac des Cygnes. Mais aussi les pièces de George Balanchine et bien sûr très récemment Juliette dans Roméo et Juliette de Rudolf Noureev, le rôle avec lequel j’ai été nommée danseuse étoile.
DCH : Comment abordez-vous un personnage, son rôle et sa psychologie ?
Sae Eun Park : A chaque fois qu’on prépare une interprétation nouvelle, on travaille avec un maître de ballet avec lequel on apprend les pas. Mais on discute aussi de l’œuvre, on regarde des livres, des films, des interprétations intéressantes etc. Par exemple la Juliette de Noureev est une fille qui a beaucoup de caractère et ne cherche pas forcément à être jolie. Elle ne joue pas à la princesse et prend elle-même ses décisions. C’est elle qui dessine le destin de Roméo. C’est une femme très forte qui maîtrise son propre destin, ce qui est très intéressant parce que souvent, au ballet, les femmes subissent leur destin. Mais j’aime autant interpréter une femme très romantique. Ce qui m’intéresse est le fait d’entrer dans le personnage et son histoire, à travers la narration globale de l’œuvre. Par exemple, Tatiana dans Oneguine est une femme assez calme et timide qui se consume dans son amour et n’ose pas vraiment exprimer ses sentiments. C’est donc très différent de Juliette, une fille vigoureuse et directe.
DCH : Est-ce qu’il y a des ballets et des personnages que vous aimeriez interpréter un jour ?
Park Sae Eun : Tout à fait, il y a plein de beaux rôles que je n’ai pas encore abordés. J’aimerais par exemple interpréter un jour le rôle d'Aurore dans la Belle au bois dormant, ou bien celui de Nikiya dans La Bayadère de Marius Petipa ou bien Giselle, bien sûr. J’adore la danse classique, mais j’aimerais aussi travailler un jour avec des chorégraphes contemporains, notamment William Forsythe, comme j’aimerais découvrir de l’intérieur une pièce de Pina Bausch ou de la Canadienne Crystal Pite qui a déjà créé, avec grand succès, deux spectacles à l’Opéra de Paris. Comme vous pouvez le constater, ce sont des styles très différents qui m’intéressent.
DCH : Pouvez-vous définir ce que vous aimez spécialement dans la danse classique ?
Sae Eun Park : La danse est un partage avec le public, une vraie communication. J’ai compris cela au cours des périodes de confinement. Nous avons donné La Bayadère pour une retransmission en ligne, devant une salle vide. Sans le public, on ne sent pas vraiment pourquoi on danse. En dansant, j’exprime des sentiments, et j’ai besoin d’en recevoir en retour. C’est ainsi que se produit un vrai échange, c’est pour cela que je danse ! Le spectateur qui suit une pièce à l’écran ne perçoit pas ma respiration, ni mon plaisir de danser. Et le fait d’être filmée ajoute au stress car chaque erreur qu’on fait éventuellement sera conservée !
DCH : Pendant les confinements, comment avez-vous pu travailler et vous tenir en forme ?
Sae Eun Park : Pendant le premier confinement, je n’ai pas pu travailler car je m’étais blessée la veille de l’entrée en vigueur de cette mesure. Pour moi, ça revenait donc au même. J’ai passé cinq semaines à soigner mon pied. Ensuite, j’ai pu suivre les cours du maître de ballet grâce à un petit tapis de danse fourni par l’Opéra installé dans l’appartement. Au deuxième confinement, nous avions le droit d’aller à l’Opéra, en faisant régulièrement des tests PCR. Grâce à cela, nous avons pu reprendre les cours et travailler nos ballets.
DCH : Vous êtes la première danseuse d’Asie à accéder au rang de danseuse Étoile, où on trouve historiquement surtout des Françaises et de Français, avec quelques exceptions d’autres pays européens ainsi que l’Argentine Lyudmila Pagliero. Votre nomination est donc un événement tout à fait unique à ce jour. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Sae Eun Park : C’est quelque chose d’énorme, une grande joie et motivation pour créer des interprétations qui marqueront les esprits. Quant à la diversité des origines dans la troupe, on peut en effet supposer que les choses sont appelées à évoluer. En dansant pour l’American Ballet Theatre de New York, j’ai pu faire l’expérience d’une compagnie très mélangée. C’est donc possible et le nouveau directeur général de l’Opéra National de Paris, Alexander Neef est quelqu’un de très ouvert à cet égard.
DCH : Avez-vous déjà un projet de carrière pour le temps après l‘Opéra de Paris, où les danseuses sont obligées de prendre leur retraite à 42 ans ?
Sae Eun Park : J’aimerais un jour retourner en mon pays car il est vrai que la Corée me manque, malgré tout le bonheur de danser et vivre à Paris. Mais avant, je veux devenir une grande danseuse étoile à Paris, et y laisser des traces. Par ailleurs j’aurais aussi envie de faire du théâtre à Paris ! Cette ville est très belle, j’en suis tombée amoureuse. Les gens sont très sympathiques, parfois un peu directs, mais je supporte. J’aime aussi la cuisine française, pas seulement la cuisine coréenne. Et parfois, quand je suis en Corée, Paris me manque déjà.
Propos recueillis par Thomas Hahn
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