« Ab [intra] » de Rafael Bonachela pour la Sydney Dance Company
Dirigeant la plus prestigieuse des compagnies contemporaines australiennes, Rafael Bonachela fait une démonstration de son savoir-faire chorégraphique. Tout est brillant, parfaitement maîtrisé, composé à la perfection, avec un petit défaut cependant… À aucun moment ces qualités ne servent réellement le propos.
Alors qu'elle dirigeait le cours de composition chorégraphique au Conservatoire National Supérieur de Danse de Paris, Christine Gérard interrompit un jour Sylvain Groud, alors tout jeune danseur à l'énergie inextinguible : « mais tu veux quoi quand tu fais cela ? » Presque trente ans plus tard et devenu chorégraphe reconnu, le directeur du Ballet du Nord s'en rappelle encore et, en regardant Ab [intra] de Rafael Bonachela, l'anecdote revient plusieurs fois en mémoire…
Le chorégraphe dirige la Sydney Dance Company depuis 2009 et connaît manifestement sur le bout des doigts toutes les qualités de cette troupe de dix-sept virtuoses autant que les ressources de tous les manuels de compositions chorégraphiques. Il ne manque à cette longue pièce aucun des moments de bravoure que l'on pourrait en attendre, pas plus que ne fait défaut la moindre des figures de développement compositionnel. Un modèle du genre et d'une rigueur de construction formelle affichée, et tout serait dans le meilleur des mondes sinon la remarque de Christine Gérard, et c'est bien là le problème.
Galerie photo © Laurent Philippe
Cela part brillamment. Le rideau se lève lentement, dévoilant en bas de scène, un danseur et une femme couchée devant le grand tapis blanc que hachure l'ombre des perches de cintres éclairées par-dessus. Tableau graphique qui ne laisse que deviner, aux confins de l'espace blanc, un groupe indistinct mais vaguement grouillant. La sensation d'une présence vers laquelle remonte le danseur et depuis laquelle se détachent peu à peu des figures qui s'individualisent, pénètrent sur le tapis et s'y regroupent au centre. De cet ensemble se détachent des cellules de danseurs et rapidement un couple qui s'engage dans un duo d'une saisissante virtuosité. La composition au sol fluide et sensuelle, en sous-vêtements chairdonne le sentiment d'un couple primordial dans une rencontre torride et renversante… Au sens propre puisque passant par de spectaculaires équilibres sur la tête… Le groupe alentour se réunit. Observateurs ou sourde menace ? C’est de l’ordre de l’indécidable. Mais ce qui aurait pu devenir une tension dramaturgique ne tient pas la longueur. Si la chorégraphie s’était satisfaite de ce moment, il y avait là une pièce… Et un format de vingt ou trente minutes sied parfaitement à ce genre. Mais ça dure.
Les ensembles s'enchaînent, des trios se succèdent, un passage par le groupe qui se divise en deux évoluant en miroir. Des figures gestuelles qui reviennent en réminiscence, parfois spectaculaires comme cet homme effectuant un grand dégagé tout en portant sa partenaire lovée autour de sa jambe d'appui… Un brio dans la composition et une invention gestuelle d'autant plus étourdissantes que servies par une compagnie dont chaque membre possède une technique sans faille. Toutes les subtilités de construction n'en apparaissent que plus clairement.
Galerie photo © Laurent Philippe
Après la succession de trios, l'atmosphère générale change. La lumière bascule, les danseurs viennent s'installer en ligne en fond de plateau. S'en dégage un soliste… Et la démonstration de construction et de virtuosité reprend. Mais pas plus dans cette seconde partie, ni dans les suivantes quand un grand pas de deux moins sensuel et tout aussi virtuose et long (plus de cinq minutes non-stop) vient interrompre la succession de séquences, quand le groupe reprend en tutti, quand il se dissipe dans l'espace : rien ne vient justifier la débauche des moyens techniques déployés. Le titre, Ab [intra]nous dit-on est à comprendre comme en latin… Donc, de l'intérieur… Mais la contradiction ne saurait être plus criante avec les appels permanents à repérer les topics de composition et les prouesses d'interprétations. Tout ceci ne vient pas de l'intérieur mais reste parfaitement extérieur !
Après tout, le plaisir y est et la satisfaction devant ces ingénieuses trouvailles permet de passer un bon moment. « J'ai tenté de saisir cette démarche instinctive intérieure pour en donner une représentation extérieure. Ainsi est né Ab [intra] » écrit le chorégraphe pour évoquer le transfert d'énergie de l'intérieur vers l'extérieur qui constitue le propos de l'œuvre… On peut rester très extérieur à ce discours et lui trouver peu d'intériorité. La longueur de la proposition ne constitue plus alors un avantage mais un pensum.
Philippe Verrièle
Vu le 23 mars 2022 à Chaillot-Théâtre national de la Danse
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