« Nuit » par Sylvain Huc
Pièce de nocturne et pas du tout d'hommage, se différenciant en cela d’ une tendance forte chez nombre de chorégraphes, cette Nuit de Sylvain Huc n'a rien des langueurs romantiques, des enchantements sensuels, des extases et des excès. Pièce de la nuit post-covid, très intelligemment construite et servie par une interprétation sans faille, elle distille son parfum désabusé avec une remarquable subtilité.
Contrairement à l'usage qui voudrait qu'un plateau ne soit jamais assez vaste et libre pour la danse, ici, deux rideaux saturent l'espace, dessinant un grand triangle dont la pointe se perdrait derrière le mur du fond tandis que le grand côté tranche une diagonale à partir du bas de jardin et que la base descend tout droit vers le public. Cela revient à ne laisser qu'une place réduite, serrée dans la lourdeur de rideaux noirs sourdement contraignants, aux trois danseurs, mais surtout à laisser voir à cour, une zone vide et à vue des spectateurs… Alors, cet au-delà du noir, qui cache tant de terreur - un bras surgira même à un moment du voyage, feignant saisir au passage la fille qui passait - n'est qu'une vaste place vide autant que sans mystère, un simulacre. Le spectateur le sait qui voit au-delà du dispositif et ce trio, né d'une promenade berlinoise nocturne et qui interroge la nuit et ses envoûtements, ce marivaudage où se frôlent les corps et s'esquissent les amours, ce Jules et Jim coincé dans l'outrenoir (celui de Pierre Soulages), n'est qu'une illusion.
Toute la pièce baigne dans cette subtile atmosphère de faux-semblant, une ère du soupçon nocturne. Dès que cela commence, avec une farandole virtuose autant que bancale - un neuf temps, c'est instable - un doute s'immisce. Les trois danseurs jouent l'effleurement permanent, se glissent dans le petit espace laissé par les deux autres, s'emmêlant, mais respectant scrupuleusement une petite distance. On s'effleure d'un souffle mais les peaux ne se touchent pas, danse de trois explorateurs, amoureux peut-être, attirés sans doute, mais avec une légère froideur née de ce petit écart. La nuit cache les jeux mais les étreintes s'échappent. Virtuose, la composition de ce premier tableau évoque quelque chose d'une boîte de nuit sans éclairage, d'une fête païenne post-moderne, d'une tarentelle sans transe. Eloge d'un manque.
Galerie photos © Laurent Philippe
Quelque chose se fixe alors, dans une suite de poses plus sculpturales, mais l'emboîtement des corps y reste très retenu. Surtout si l'on compare ce trio au quintette qu'en 2018, le même chorégraphe proposait. Pour Sujets, Sylvain Huc mettait son propos à nu, au sens propre. Si l'atmosphère y était sensuelle et - déjà - crépusculaire, l'adresse au public s'y faisait franche et l'érotisme quoi que modéré, sans détour.
Ici, et l'espace joue beaucoup dans la sensation produite, l'ambiguïté, le trouble que le noir de la nuit suscite, et quelques fantasmes inquiétants se glissent, mais dans une comédie même si elle est sérieuse. Les danseurs ne se livrent ni à la liberté des jeux amoureux, ni aux purs plaisirs de la fête, dernière dimension que nombre de spectacles récents ont exploré, on songe au MAD de Julien Grosvalet (2020).
Galerie photo © Laurent Philippe
Les angoissantes tentures noires (angoisse vient d'un vieux français anguisse qui signifie oppression et bien que cette oppression soit, ici, de convention) finissent par se lever, pesant encore au-dessus des danseurs mais libérant la scène. Le mouvement n'en prendra pas tellement plus d'ampleur. Quelque chose d'un désœuvrement, une gestuelle comme désabusée, toujours précise et exigeante, comme si elle ne croyait plus aux magies de la nuit. Évidemment, ce sentiment résonne avec la période et il ne peut rester sans écho d'avec un moment où « le monde de la nuit », boîtes de nuit, lieux de drague et de plaisir, mais aussi endroits partagés de rêves et de fantasmes - n'a pas encore ré-ouvert (va peut-être ré-ouvrir) après un an de pandémie. Il y a quelque chose de « post-covid » dans cette nuit qui doute d'elle-même. Même les inquiétudes y sont démonétisées. L'intelligence de la construction de la pièce est de le suggérer par la transformation de l'espace.
Sur le plateau libéré, les trois danseurs ne se livrent à nulle bacchanale : descendant jusqu'au front de scène, ils se saisissent des rampes lumineuses, et les poussant, les remontent vers le fond, s'abandonnant dans la course, comme on se fige. La nuit commence là où l'éclairage l'indique, tout ce que nous avons vu n'était qu'illusion, construction, la fête est finie : toute cette nuit n'est qu'américaine.
Philippe Verrièle
Vu le 1er juillet 2021, au Théâtre de la Vignette, Montpellier dans le cadre du festival Montpellier danse
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