Maguy Marin : "May B."
Les 27 et 28 novembre prochains, May B., chef-d’œuvre de Maguy Marin devait être donné à la Maison des Arts de Créteil, presque quarante ans après sa création. L’occasion d’interroger la chorégraphe sur les raisons de la longévité exceptionnelle de cette pièce, et celles de son succès.
DCH : May B. A été créé en novembre 1981. Quel regard portez-vous sur ces presque 40 ans de longévité ?
Maguy Marin : C’est assez étonnant. Nous sommes encore surpris de la longévité de cette pièce. À chaque reprise, c’est comme si elle se renouvelait, les interprètes qui la reprennent sont heureux de la faire. Elle offre un terrain de recherche aux plus jeunes… C’est vraiment étrange… pour moi aussi.
DCH : Quand vous la regardez actuellement, retrouvez-vous les sensations que vous aviez à la création ?
Maguy Marin : Je pense qu’elle en déclenche davantage maintenant qu’à l’époque. Lors de la création, j’y ai mis beaucoup de travail, mes « tripes », mais sans le savoir. À vrai dire, je n’étais pas consciente de ce que je mettais en jeu dans cette pièce. Elle s’est construite sur une espèce d’intuition. La lecture de Beckett, probablement, y est pour beaucoup, elle a révélé en moi de l’humour, de la gravité, du tragique, mais c’était instinctif. La pièce est absolument la même. Je la regarde aujourd’hui avec beaucoup plus de distance. Déjà comme un outil de compréhension vis-à-vis de moi-même, mais aussi comme une clef pour notre métier, pour la danse, pour le jeu, pour le lien entre les gens, on apprend en l’interprétant.
Portfolio : May B. le 8 janvier 1982 à la MAC Créteil © Jean-Marie Gourreau
DCH : Qu’apprend-on justement en l’interprétant ?
Maguy Marin : On apprend déjà à laisser faire, c’est-à-dire à être dans des démarches très précises sans investir d’intentions. Il s’agit de prendre les choses pour ce qu’elles sont, tout en restant dans une grande écoute des autres. May B. est une pièce terriblement écrite, qui ne laisse pas beaucoup d’espace de liberté à chacun, puisque elle est liée au collectif, à l’en-commun au choeur. Donc, il n’y a pas beaucoup de place pour l’individu là-dedans. Ensuite, chacun peut tirer son épingle du jeu à partir d’une certaine quantité de travail. L’interprète peut arriver à prendre de l’espace, à créer une sorte de territoire personnel, entre ce qui est à faire, en commun, et sa propre respiration. Je pense que ça, c’est très important. Certains font fausse route parce qu’ils veulent « l’interpréter » mais plus ça va et plus ils se rendent compte que l’enjeu n’est pas là. Il y a quelque chose d’enrichissant à le faire, mais qui prend du temps à comprendre.
Portfolio : May B. le 8 janvier 1982 à la MAC Créteil © Jean-Marie Gourreau
DCH : En même temps chaque personnage, chaque silhouette, est très définie, c’est presque une chorégraphie en soi…
Maguy Marin : C’est vrai mais en même temps, les rôles ont été tenus par des gens très différents, des petits, des grands, des personnalités très différentes, et à chaque fois, chacun y trouve son compte, sans rendre la chose totalement nouvelle, mais en s’appuyant sur les anciens. Alors la leçon, serait de s'adosser à la tradition sans en être l’esclave, sans être dans le respect absolu. Il faut apprendre à réinventer à partir du passé.
DCH : Les danseurs actuels sont-ils très différents de ceux d’origine ?
Maguy Marin : Oui, au niveau des tailles… et des âges ! Quand j’ai créé la pièce, j’avais 30 ans, tous étaient plus jeunes que moi, ils avaient de 21 à 30 ans. Aujourd’hui il y a des danseurs proches de la soixantaine, nous avons accueilli plusieurs jeunes. Le virus a entraîné nombre de reports de programmation, donc des interprètes occupés ailleurs. Mais je ne vois pas la différence, je dois avouer, entre les plus âgés et les plus jeunes.
DCH : Aujourd’hui le mélange entre jeunes et plus vieux est-ce un atout ? Une difficulté ?
Maguy Marin : Nous avons toujours été dans la transmission de cette pièce. Même les « anciens », n’ont pas créé la pièce, ils l’ont reçue. Cette pièce est passée de mains en mains, de corps en corps, constamment, grâce à la générosité des plus vieux et l’enthousiasme des plus jeunes. Avec le temps, la difficulté devient surtout technique pour certains. Ulises Alvarez qui la joue depuis 1986, n’y arrive plus et moi non plus ! C’est comme ça. Nous le prenons avec philosophie !
DCH : Avez-vous modifié la gestuelle au cours du temps ?
Maguy Marin : Non, je ne crois pas. Après si un danseur modifie quelque chose et que c’est mieux, c’est toujours bon à prendre. Je ne veux pas que ce soit un sanctuaire. C’est un peu le réflexe de ceux qui la dansent depuis longtemps et ont tendance à la rigidifier. Donc c’est toujours bien d’affirmer que ce n’est pas si important de remanier un mouvement, du moment que ça reste en phase avec les autres et ne change pas complètement la chorégraphie. Ou que ça ne devient pas un « numéro ». Je suis très vigilante par rapport à ça, que la proposition d’un interprète ne soit pas une astuce pour se distinguer. Voilà.
DCH : Voyez-vous différemment vos intentions de départ, ce que vous vouliez transmettre au public ?
Maguy Marin : Parfois, à cause de la scène des valises, des spectateurs me disent penser aux migrants, en relation avec l’actualité. Mais des migrants, il y en a toujours eu ! En 1981 il y en avait, en 1936, en 1940, dans les années 20, il y a toujours eu des gens exilés qui ont dû partir à cause des guerres, des persécutions, de leurs opinions politiques. Je ne vois pas pourquoi ça s’adapterait plus à la situation d’aujourd’hui qu'autrefois. Peut-être la danse en 1981 était encore très assujettie, à une vision, à des attentes, du coup, par rapport à la danse contemporaine et ce que le public pouvait en espérer, la pièce était peut-être un peu osée, ou je ne sais quoi.
DCH : Il faut dire que les thèmes portés par May B., la solidarité, les gens qui voyagent, qui se soutiennent, ont un fondement très politique qui revient peut-être avec plus d’acuité aujourd’hui…
Maguy Marin : En fait, c’était déjà le cas en 1981, mais la situation sociale s’est sans doute encore dégradée. L’individualisme a gagné. Je pense que le public opère plus de liens, entre une situation réelle, sociale, un état du monde qui parle peut-être davantage aujourd’hui qu’à l’époque. Il y a quarante ans, la pièce était plus difficilement acceptable du point de vue de la danse. Le monde s’est empiré, comme dirait Beckett.
DCH : Vous attendiez-vous à ce qu’elle dure aussi longtemps ?
Maguy Marin : Pas du tout ! Au fond, May B. c’est comme un bouquin lu il y a longtemps mais déterminant. À chaque fois que nous le reprenons, nous le découvrons sous un autre jour. Ça m’arrive encore aujourd’hui. Je capte de nouvelles idées, comme si j’avais été une éponge, et qu’à chaque pression, se libèrent toutes sortes de sensations, sur la mort, la séparation, la disparition, la solidarité, le caractère terrible des humains, la survie.
DCH : Y aurait-il eu une autre pièce candidate à la durée ?
Maguy Marin : Le fait est que les autres ont duré moins longtemps. Elles sont aussi plus compliquées à remonter. Sa simplicité a facilité sa longévité. C’est une pièce sans décor, elle peut être jouée partout. Il faut seulement dix interprètes. Alors qu’une pièce comme Umwelt, créée en 2004, on ne peut la tourner sans le dispositif scénique. Ce sont mes deux pièces préférées. Mais Umwelt a connu plus de difficultés à sa réception. L’évolution du public a compté beaucoup pour May B.. Même à la Maison de la Danse elle a été programmée vingt ans après.
DCH : Vous dites que le public a changé. Quel en était l’accueil dans les années 80 ?
Maguy Marin : Au début, des gens partaient. Je me souviens surtout d’une tournée aux Etats-Unis en 1983, à l’American Dance Festival à Durham, ils quittaient la salle par paquets de cinquante ! C’était.. Il y avait la même chose en France, avec plus de politesse sans doute. De fait, la reconnaissance du monde du théâtre a été très importante pour l’avenir de cette pièce. Les gens de théâtre, sont d’ailleurs revenus vers moi des années plus tard pour me dire combien cette œuvre les avait marqués et avait influé sur leur travail. Il est vrai que May B. est un théâtre de corps. Le revirement du public a beaucoup compté. Mais il a pris du temps.
DCH : A combien de représentations en êtes-vous ?
Maguy Marin : Nous avons fêté la 800e en janvier dernier à Namur. J’ai dit à mes danseurs, « à la 1000e » on arrête tout ! Ou nous la transmettons à d’autres comme j’ai fait avec La Maré, la compagnie de jeunes brésiliens de Lia Rodrigues pour qu’elle puisse leur servir de marchepied. C’est une pièce qui nous a fait vivre. A chaque fois que nous passions par des moments difficiles, qu’une création avait du mal à démarrer, May B. nous permettait d’attendre que la suivante prenne le relais. Economiquement, ça nous a sauvés. Mais personnellement, je préfère cent fois travailler sur une nouvelle création que reprendre May B. même si je trouve qu’au niveau de la transmission, de la pédagogie je pense que c’est un outil incroyable.
DCH : Pourquoi ?
Maguy Marin : C’est ce que Lia Rodrigues, qui faisait partie de la distribution de la création en 1981, dit dans le film de mon fils, David Mambouch, L’Urgence d’agir. « On découvre May B. en la transmettant ». La pièce accueille des gens d’âges différents, de techniques diverses et même sans technique du tout ! Donc de jeunes danseurs, s’ils travaillent, arrivent très bien à l’interpréter. Cette capacité crée de la solidarité, du partage, certains savent, d’autres moins, mais au bout du compte, c’est un chœur et ça met tout le monde sur un pied d’égalité. Il y a quelque chose de fort là-dedans, et pour des jeunes auxquels on n’arrête pas de dire qu’il faut être le meilleur…
DCH : N’est-ce pas ce qui a le plus modifié les idéaux de la danse contemporaine ?
Maguy Marin : Tout à fait. Du coup, dans May B. il ne s’agit pas d’être mieux que l’autre, et c’est un atout de donner cette idée-là du travail, hors compétition. Aujourd’hui on demande aux danseurs d’être originaux, en superforme. Je l’observe en constatant à quel point il faut désamorcer toutes ces choses qui leur ont été inculquées par la formation qu’ils ont reçue. Ils sont des athlètes, acrobates, nous-mêmes étant des techniciens nous n’étions pas acrobates. Désormais ils pratiquent la course, la natation, le sport, des techniques somatiques, avec une mise en avant du corps comme un impératif catégorique. Si un danseur manque d’énergie ou de force, il n’a pas sa place. C’est vraiment basé là-dessus, je trouve. Alors que la danse contemporaine s’est fondée presque sur l’inverse. Nous sommes partis d’un corps très élancé pour rompre ce modèle, et finalement, dans cette société entière les gens font beaucoup de sport, et tendent à se conformer à un type de corps. Le sport, c’est plutôt bien, mais aujourd’hui il faut avoir des muscles… Si on est trop lent, si on n’y arrive pas, on est exclu. Je trouve que c’est terrible.
Propos recueillis par Agnès Izrine
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