« The Day » : Lucinda Childs / Wendy Whelan / Maya Beiser
Quand la danse revient sur les attentats du 9/11, le fameux 11 septembre 2001, tout est affaire de sensibilité(s).
Des années durant, la question était incontournable: « Que faisiez-vous à ce moment-là ? » Ce jour-là… Le 11 septembre 2001, quand deux avions de ligne détournés s’enfoncèrent dans les tours jumelles de New York... Le postulat du compositeur David Lang est que tout le monde s’en souvient. C’est probablement vrai. Dans certains cas, c’est évident.
L’auteur de ces lignes se trouvait justement dans les locaux parisiens d’American Airlines quand soudain le chef de l’établissement annonça que tous les avions de la compagnie retourneraient à leur point de départ et que les bureaux étaient fermés au public. On pouvait donc être directement touché par les conséquences du drame, avant même de comprendre quoi que ce soit à l’événement.
Cette anecdote est bien sûr trop complexe pour entrer dans le corpus de David Lang qui ponctue sa composition pour violoncelle de phrases brèves collectées auprès de plus de 300 personnes, du plus banal (« J’ai parlé ») au plus dramatique (« J’ai perdu la vue »). Chaque personne y résume une journée dont elle se souvient. Pas le fameux 9/11. L’enjeu de The Day est le lien entre la mémoire et l’avenir.
Tel un métronome, les phrases-souvenirs surgissent, toutes les six secondes, en dialogue avec Maya Beiser, vedette mondiale du violoncelle tendance rock, faisant face à la danse. C’est par ailleurs Maya Beiser qui tire les fils de ce projet, entre le compositeur, la chorégraphe et Wendy Whelan, ancienne soliste au New York City Ballet et aujourd’hui sa codirectrice.
Trop esthétique ?
« 9/11 changera la danse », soupçonna Merce Cunningham, encore sous le choc, peu après les attentats. C’est forcément vrai pour Lucinda Childs et cette création, si différente de ses grandes fresques répétitives de la chorégraphe américaine. Mais il ne faut pas voir en The Day un simple hommage aux victimes, ni une réaction directe. Assez de temps s’est écoulé pour prendre de la distance. Le spectacle part sur des routes très intimes de Childs et des interprètes, alors que la composition de Lang s’apparente à un requiem.
Mais le sujet reste sensible, surtout sur les lieux du drame. Après la création du spectacle en 2019, le New York Times reprocha aux protagonistes de se mettre trop en avant par rapport aux victimes, par leurs présences parfois dédoublées, sur scène et dans les projections vidéo. Trop esthétique et donc indécent ! La perception de Los Angeles Times, quelques mois plus tard, est nettement plus positive.
En Europe, il nous est donné d’aborder The Day avant tout comme une œuvre, non comme un hommage. En plus le spectacle a fortement évolué. Sans référence directe aux attentats ni à leurs victimes, les phrases qui ponctuent The Day dressent plutôt un portrait de l’humanité, par accumulation. L’évocation des victimes se fait en creux, par le fait que celles-ci ne peuvent plus vivre ces petits et grands moments d’une vie ordinaire. Mais par leur absence, elles imposent ici à la danse une retenue solennelle et des actions chorégraphiques simples, proches du quotidien, dansés au visage quasiment impassible. De temps en temps, surgit une posture où Whelan semble songer à l’activité évoquée dans l’oratorio, sans aller jusqu’à l’illustration.
Forces tranquilles
Sur la relation entre Beiser et Whelan, aux présences très équilibrées, se greffe un jeu autour des forces directionnelles, du poids, de l’espace et de l’architecture où Whelan manipule des voiles se transformant en marionnettes, des élastiques ou des bâtons d’une légèreté presque immatérielle, qui ne sont pas sans évoquer la nef vitrée qui reliait les deux tours au sol et qu’on voit longuement en image de fond. La mémoire la transforme ici en un mausolée imaginaire qui se prolonge sur le plateau. La présence de Whelan et sa danse vont dans le sens d’une cérémonie d’apaisement et de réconfort.
Dans la seconde partie de la soirée, intitulée World to come selon la composition de Lang, Whelan danse en simple juste-au-corps noir avec des accents nettement plus balanchiniens, développant une gamme très variée de postures, debout, assise ou accroupie, ne cherchant pas à briller mais à incarner une force tranquille, intérieure, naturelle. Il y a là une grande précision de la présence, une économie d’énergie, une stabilité qui porte la fragilité de cette figure qui n’est qu’une force parmi les autres, dont Maya Beiser, la musique, l’espace, l’image. Entre toutes, l’harmonie se fait naturellement.
Les initiales de World to comesont WTC, les mêmes que celles du World Trade Center anéanti. Comme dans l’inversion des souvenirs dansThe Day, les mots et la musique de David Lang créent l’ouverture. World to come est fait d’images de deuil et de transition ouvrant sur l’avenir.
Le spectacle termine sur une vidéo montrant deux rideaux qui tombent au ralenti et en grande douceur. C’est certes esthétique et rappelle les tours qui s’effondrent, mais dans leur légèreté, ces chutes incarnent avant tout un appel à la réconciliation.
Thomas Hahn
Spectacle vu le 24 janvier 2020, Théâtre de la Ville / Espace Cardin, à l’affiche jusqu’au 6 février 2020
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