« Family Machine », création à Chaillot de Brigitte Seth & Roser Montlló Guberna
Oscillant en permanence entre danse et théâtre, Family Machine swingue tel un long poème chorégraphique.
Après leur Portrait Gertrude Stein, créé en 2019, Brigitte Seth & Roser Montlló Guberna vont aujourd’hui droit aux sources de l’écriture de l’Américaine si parisienne, en puisant dans la version française de son roman fleuve The making of americans, ouvrage de mille pages.
Réduit à trois cent pages dans sa version française, l’ouvrage publié en 1935 jette les bases d’une écriture souvent qualifiée comme cubiste. Réflexions, aphorismes, ironie, sobriété, rythmicité et poésie deviennent une métaphore du long fleuve de la vie. La saga familiale a toujours été la voie royale pour décrire le changement des époques.
Mais si Stein décrit ici l’histoire d’une famille à travers plusieurs générations, elle vise surtout ce qui ne change pas. Elle questionne notre capacité à être heureux, à tirer des conclusions de nos échecs et donc à avancer, à évoluer au cours de nos différentes « maturités ».
Narratrice, mère devant l’éternel et un brin Gertrude Stein, Brigitte Seth s’adresse directement à son auditoire. Elle incarne ainsi le 19e siècle, le monde ancien et ces arts apparemment figés que des figures comme Isadora Duncan, Gertrude Stein et autres Picasso ont fait avancer, souvent par explosions. Les arts aussi sont une histoire de famille…
Sur un sol couvert de terreau, les interprètes se révèlent être d’aussi excellents comédiens que danseurs. Avançant en unisson sur un rythme binaire, ils traversent l’espace, disparaissent et reviennent, comme dans un mouvement sans fin. Ils sont des migrants, des Européens à la recherche d’une nouvelle espérance et de nouvelles terres.
Le rappel n’est pas inutile. Migrants ils sont, migrants ils resteront, condamnés à traverser le temps. La caravane passe, repasse, se fissure, s’effrite, se disperse et se retrouve, dans les espaces qui s’ouvrent entre les lignes de l’autrice.
Traversée par traversée, le rythme s’accélère et se libère. Les personnages vieillissent, le spectacle rajeunit. Petit à petit, on oublie les images figées du début, tout droit sorties des livres illustrés du 19e siècle, et on traverse les grands espaces ouverts américains, les bals, la création d’une identité musicale et nationale.
Pendant ce temps, Gertrude Stein alias Brigitte Seth nous rappelle que l’humain n’avance pas forcément : « Certains gens, la vie ne leur apprend rien sur eux-mêmes... » *
Le regard de Stein sur les hommes et ses questions sur la vie correspondent à celles qu’on se pose à l’adolescence. Mais elle y répond avec la maturité d’une trentenaire très éclairée, écrivant The making of americans entre 1906 et 1908 sur un ton qui annonce déjà le ton du nouveau roman. Seth et Guberna accueillent cette écriture en inventant un répertoire gestuel complice, énergétique, libre, parfois loufoque.
Aussi font-elles désormais partie de la famille de l’écrivaine. Elles n’inventent pas une nouvelle rébellion artistique, mais cultivent le jardin de celles dont elles ont hérité, et s’en remettent aux générations à venir, humblement et avec un grand savoir-faire.
Thomas Hahn
Vu le 22 janvier 2020 à Chaillot - Théâtre National de la Danse
mise en scène, chorégraphie, adaptation Roser Montlló Guberna et Brigitte Seth
scénographie Emmanuelle Bischoff
musique Hugues Laniesse
lumière Guillaume Tesson
costumes Sylvette Dequest
assistante à la dramaturgie Faustine Noguès
assistante à la mise en scène Jessica Fouché
surtitrage en anglais Mike Sens
avec Jim Couturier, Louise Hakim, Théo le Bruman, Roser Montlló Guberna, Christophe Pinon, Brigitte Seth, Élise Vigier
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