Jan Fabre, la « Générosité de… » et la controverse
La Théâtre de la Bastille et le festival Faits d’Hiver présentent un solo magistral signé Jan Fabre : The Generosity of Dorcas. Et la controverse fait rage….
Il est désormais impossible d’évoquer un spectacle de Jan Fabre sans passer par les accusations, publiées en 2018, d’une vingtaine d’anciennes danseuses ou autres employées ou stagiaires de Troubleyn, la compagnie fondée et dirigée par Jan Fabre. Cette lettre ouverte avait fait l’effet d’une bombe et oblige naturellement toute personne en charge d’une programmation à se positionner. Les professionnels, et les spectateurs…
Mais parlons d’abord du spectacle. The Generosity of Dorcas fait référence à une bienfaitrice de notoriété biblique, Dorcas ou bien Tabitha, une femme donc, faisant partie des premières disciples de Jésus. Dorcas distribuait aux pauvres, et notamment aux veuves et aux orphelins, des vêtements de sa propre confection, avec un cœur « gros comme ça », ce que la gestuelle du danseur Matteo Sedda ne manque pas de souligner par moments. Ce solo est le dernier dans une série qui avait débuté par l’inoubliable Quando l’uomo principale è una donna, interprété par Lisbeth Gruwez. Et aujourd’hui, la femme biblique est… un homme! On y reviendra…
La générosité de l’interprète
Jan Fabre, bien connu pour surjouer les stéréotypes sexuels, autant que pour savoir en brouiller les pistes, jette dans l’arène une bête de scène aussi filigrane que prolifique en mouvements et images. Les pieds et les mains chaussés de blanc, le corps drapé de noir, Sedda incarne tout à la fois : Le sacré et le satanique, la pureté et la sexualité (tendance SM), l’altruisme et le narcissisme, le masculin et le féminin, la séduction et le dégout, le ballet et le cabaret, le mime et la prestidigitation. De ses mains tout de blanc gantés, Sedda multiplie les miracles gestuels.
Rien ne saurait remettre en question son image, toute forme de dualité étant déjà intégrée en cet interprète providentiel. Le « grand climax tourbillonnant » - qui nous est promis dans la feuille de salle - se prend les pieds dans une adulation quasiment religieuse à laquelle nous sommes convoqués. Alors que Lisbeth Gruwez avait à affronter l’huile d’olive tombant des cintres, toute adversité potentielle surgit ici de l’intérieur du personnage. A la fois Satan et Sauveur, Sedda et Fabre contrôlent donc tout, si bien qu’au résultat le spectacle manque de ressorts dramaturgiques. Ce qui n’enlève rien à richesse technique ni à la fascination que ce solo peut exercer pendant un bon moment. C’est du grand art de la scène, et cela devient rare.
Au-dessus de Sedda, des centaines d’aiguilles à tricoter, accrochées à des fils de laine de toutes les couleurs, renvoient à Dorcas et l’usage qu’elle faisait de ses mains pour vêtir les démunis. Telles des lames, ces aiguilles pourraient à tout moment s’abattre sur le personnage. Ensemble, elles évoquent la douleur qu’elles pourraient lui infliger, mais aussi les tuyaux d’un orgue ou la voûte d’un palais.
« Pas de sexe, pas de solo »
The Generosity of Dorcas nous rappelle, avec force, les côtés sombres de Jan Fabre et son goût de la provocation esthétique et morale. Au premier abord, le fait que Dorcas soit ici interprétée par un homme nous paraîtra donc tout à fait en phase avec l’univers volontairement borderline de cet artiste flamand hors pair. Mais tout spectacle de Fabre commence aujourd’hui bien avant qu’on n’entre dans la salle. Au Théâtre de la Bastille, un certain Collectif La Permanence en soutien au mouvement belge Engagement distribue un tract intitulé « Pas de sexe, pas de solo » qui reprend les accusations d’harcèlement moral et sexuel. Il termine par une interpellation directe: « Et maintenant que tu es informé.e, comment regardes-tu ce solo ? »
Toute personne intéressée par la création chorégraphique avait probablement entendu parler de la controverse autour de Jan Fabre et peut-être même du fait que six interprètes ont démissionné en 2017/18. Mais il y a ici un aspect nouveau, en lien direct avec The Generosity of Dorcas. Car ce solo devait, selon le collectif, être à l’origine interprété par la danseuse Tabitha Cholet, l’une des signataires de la lettre ouverte et l’une des interprètes ayant quitté la compagnie. Selon le collectif, « cette pièce s’appelait The Generosity of Tabitha avant d’être renommée ». On comprend aisément que c’est le prénom même de la danseuse qui a dû inspirer à Fabre le sujet de la pièce. Mais la présence du terme de « générosité » dans le titre a dû prendre, aux yeux des interprètes de Troubleyn, et en particulier pour Tabitha Cholet, un air drôlement cynique.
Troubleyn - in trouble?
La défense de Jan Fabre, lequel nie les accusations, prend un air plutôt entrepreneurial. Et si dans le monde anglo-saxon ce langage infiltre les arts bien plus qu’en France, la compagnie l’emploie ici clairement pour prévenir les dégâts qui pourraient affecter sa capacité à créer de nouveaux projets artistiques. Il lui faut garder la confiance de futurs coproducteurs qui ne sont pas sans savoir qu’un mouvement de boycott s’est créé en Espagne et qu’à Paris aussi, où The Generosity of Dorcas se donne au Théâtre de la Bastille, la salle est loin d’être aussi bondée qu’elle le serait en temps normal, pour un spectacle signé Jan Fabre.
Le soir de la 2e représentation parisienne, une certaine gêne était palpable dans la salle avant et pendant le spectacle. Et même si l’interprète fut copieusement applaudi, la baisse de fréquentation était manifeste. Par contre, les recettes non réalisées n’affecteront pas Troubleyn, mais le théâtre. Et c’est justement la raison pour laquelle ce boycott officieux sera plus efficace qu’une éventuelle déprogrammation du spectacle, réclamée par certains (mais pas sur le tract distribué devant le théâtre). Des contrats en cours avec Troubleyn ne peuvent être révoqués tant que Fabre n’avoue aucun harcèlement et n’est pas condamné par un tribunal. Par contre, tout coproducteur en pourparlers au sujet de nouvelles créations y réfléchira par trois fois...
Un service de prévention extérieur
C’est pourquoi Troubleyn tente de montrer patte blanche et met en avant une collaboration avec le groupe belge IDEWE, un service de prévention qui promet: «…nous faisons tout le nécessaire pour protéger la santé de vos travailleurs et pour qu’ils accomplissent leurs tâches en toute sécurité dans un environnement de travail optimal. » Et Troubleyn promet, sur son propre site internet: « Une analyse des risques est établie et chacun a la possibilité de s'exprimer. Nous coopérerons pleinement avec toute démarche ultérieure. De plus, nous avons invité l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes et Engagement Arts à dialoguer. »
Le problème est simplement que les signataires de la lettre ouverte rapportent d’énormes problèmes au sein de la compagnie concernant la possibilité de s’exprimer et qu’un organisme de conseil aura bien peu d’emprise sur ce qui se passe au domicile de Jan Fabre, où se seraient déroulés, selon les signataires, les faits les plus graves d’harcèlement sexuel en application de la missive implicite, « No sex, no solo ». A priori, Troubleyn n’aurait même pas besoin d’organisme externe. Il suffirait d’appliquer ses propres règles. D’après les signataires de la lettre ouverte, le comportement de Fabre violerait l’article 46 du règlement intérieur de Troubleyn, lequel proscrit toute forme de harcèlement moral ou sexuel et tout acte de violence.
« Libres de partir »
On songe au titre du film, tourné en 2013 par Pierre Coulibeuf: Doctor Fabre will cure you. Aujourd’hui, le chorégraphe aura surtout à guérir sa compagnie et sa propre image. Y parviendra-t-il ? Et on doit bien sûr donner la parole à Matteo Sedda qui demande au public de lui réserver un accueil favorable. « Je n’ai jamais vu chez Jan Fabre des comportements humiliants, racistes ou sexistes », écrit-il en direction du public espagnol sur le site du festival Temporada alta [voir le lien]. « Nous avons commencé une discussion interne sur les possibilités de créer un environnement de travail ou tout le monde peut se sentir en sécurité et respecté. Ensemble, nous avons fait des choix en faveur d’un nouvel avenir pour la compagnie, parce que nous croyons l’un dans l’autre et dans notre travail artistique. C’est pourquoi j’ai décidé de continuer à me produire pour Troubleyn. »
Dans ce message de Sedda, on ressent clairement le malaise suscité. Et curieusement, son communiqué n’est pas sans rappeler un procédé dénoncé par les accusatrices de Fabre: « Quand quelqu’un d’entre nous n’était pas entièrement d’accord quand Fabre justifiait ses actes, on nous disait simplement que nous étions ‘libres de partir’. Les jeunes danseurs qui décidaient de rester devaient alors adresser une lettre à Troubleyn pour expliquer pourquoi ils voulaient continuer à travailler avec Fabre, comme s’il y avait là un gage de loyauté. » [la lettre complète en anglais] Quant à Matteo Sedda, il a rejoint Troubleyn en 2015 et il est donc naturel qu’il n’ait rien remarqué des faits d’harcèlement rapportés qui auraient eu lieu auparavant.
La controverse, au-delà d’Anvers
Aussi troublants que tous ces éléments puissent être, le fond du problème semble bien se situer ailleurs, et le problème être plus général que spécifiquement lié à Troubleyn. Après tout, la rédaction de la lettre ouverte des anciennes interprètes a été déclenchée par une interview donnée par Fabre, où celui-ci commente une étude selon laquelle une femme sur quatre travaillant dans le secteur de la culture aurait subi des faits d’harcèlement sexuel en 2017. Une sur quatre !! Fabre se lance alors dans un discours sur le travail au sein de Troubleyn et la discrépance ressentie entre l’image véhiculée et la réalité poussa certaines anciennes danseuses de la compagnie à prendre la parole par écrit. L’une d’entre elles explique dans la lettre: « Quand je parlais de mon expérience dans mon entourage, tout le monde haussait simplement les épaules, comme si cela faisait partie du boulot. »
La racine du problème n’est autre que la violence sociale d’une hiérarchisation de plus en plus exacerbée, que ce soit dans un bureau quelconque, chez Amazon ou sous la houlette d’un chorégraphe. C’est dans ce contexte que le harcèlement devient possible et que s’exerce la loi du silence. Comment endiguer le pouvoir des chorégraphes, des metteurs en scène, des patrons en tous genres? Ce débat doit commencer, et il commencera sans doute le 31 janvier, sur proposition du Collectif La Permanence, à partir de 20h à La Générale (14, av Parmentier, XIe arrdt), non loin du Théâtre de la Bastille où débutera, le même soir à 21h, la dernière parisienne de The Generosity of Dorcas.
Thomas Hahn
Festival Faits d’Hiver, 17 janvier 2019, Paris, Théâtre de la Bastille
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