« Non Solo Medea » d'Emio Greco et Pieter C. Scholten
Cet été, le Ballet de Marseille se confronte à la puissance des sites antiques de Pompeï et – prochainement – Vaison-la-Romaine.
Un étrange sentiment émane d'un après-midi passé à visiter les ruines de Pompeï. On pensait devoir s'attendre au pire dans ce high spot du tourisme mondialisé. Or, même en plein mois de juillet, il n'en est rien. Le site est gigantesque. On a tôt fait d'y dénicher des endroits calmes, retirés dans un noble paysage méditerranéen. Nombreux, les visiteurs italiens contrebalancent la sensation d'invasion internationale. La chaleur accablante étouffe toute ardeur tapageuse. Il est jusqu'à l'audioguidage sur applis des smartphones pour contribuer à un genre de discrétion générale.
Toutes ces considérations réunies font qu'il est encore possible, à Pompeï, de méditer sur les grandes destinées civilisationnelles – chose qui n'est plus pensable dans des sites ravagés par la sous-culture de masse, tels les Château de Versailles, Mont Saint-Michel ou Cité de Carcassonne. Au soir tombant dans une infinie douceur, il y a mouvement naturel à se diriger vers le Grand Théâtre antique. Là se déroulent les représentations du Pompeï Theatrum Mundi.
Ce festival ne propose que quatre affiches. Elles ont la cohérence de toutes puiser à l'héritage antique pour des relectures contemporaines. Cet été, des personnalités pas moins considérables que Bob Wilson ou Emma Dante y étaient invitées. Et, côté danse, Emio Greco et Pieter C. Scholten. Le premier des deux, chorégraphe, est lui-même originaire du sud de l'Italie. Il y a là plus qu'un détail anecdotique.
Tandis que le public – très endimanché – prend place peu à peu, on remarque un spectateur isolé, dans les parties les plus hautes et de pire visibilité, des gradins. Il est noir de peau. Seul dans ce cas, bien évidemment. Sac à dos, poignets bandés, il tranche aussi par le look. Vite il s'avèrera faire partie de la mise en scène de Non Solo Medea, créée ce soir-là par la paire d'artistes avec le grand effectif du Ballet de Marseille (dix-sept danseur.ses) qu'ils codirigent.
Cet interprète solitaire continuera d'évoluer transversalement au fil de la chorégraphie, filant une relation d'inclusion-exclusion. La puissance symbolique de sa présence est condisérable, dix jours après la mise en place d'un nouveau gouvernement italien dominé par l'extrême-droite anti-migrants. Voilà qui semble faire écho à l'affichage du seul danseur noir de la formation, dans la pièce avec laquelle Greco et Scholten marquaient leur arrivée à la tête du Ballet de Marseille en 2015 (soit : Le corps du Ballet de Marseille).
Galerie photo © Alwin Poiana
Le défi était analogue, en pleine période électorale (les Régionales de cette année là). On le pointe, alors que la mission des deux artistes s'achève de manière prématurée dans la Cité phocéenne, avec un goût d'opportunité manquée, sans rien qui tienne d'une censure politique étroite, mais tout d'une pesanteur politique au sens large (perspectives confuses des politiques de la danse, concernant notamment les CCN, âcres difficultés d'implantation territoriale, et perte d'acuité artistique, au bout du compte).
Car le visiteur noir de Non Solo Medea, outre sa cinglante présence, ne peut empêcher que son impact s'émousse à force d'évidence symbolique ; cela à la façon des images bombardées par Pieter C. Scholten, qui s'en tiennent à redire tout le malheur du monde contemporain (tsunamis, misères, catastrophes écologiques, guerres et migrations). Cela central, frontal, sans dépasser un concept esthétique qui serait celui de la vieille toile de fond des théâtres, juste remise au goût du jour technologique. On ne se réjouit pas d'avoir à l'écrire, mais au fil de ces trois ou quatre années passées, l'ambition esthétique du Ballet de Marseille semble être allée se tassant, plutôt que s'aiguisant.
C'est encore le cas de cette nouvelle pièce, hormis son ambition notable à embrasser les proportions majestueuses du cadre où elle se produit (par quoi elle laisse un souvenir puissant). Le seul personnage de Médée n'y aura pas suffi. Tout un montage, repris par un dramaturge contemporain, puise aussi bien à Oedipe, Iphigénie, Antigone, en pas moins de sept tableaux qui tissent aussi des rapports d'évidence appuyée avec l'anxiété européenne actuelle. Quelque soit son strict talent personnel, la comédienne Manuela Mandracchia peine à en tirer le fil de clarté dramaturgique.
Outre l'idée du visiteur noir migrant, qui finit par s'étioler dans la redite au fil des tableaux, on repère une faiblesse de choix analogue, dans le sort fait à la percussionniste Flora Duverger. Elle aurait tout eu pour donner souffle et éclat à la conduite tragique. Mais son insertions reste sinueuse, parcellaire, souvent réduite à des transitions, parmi le ronflant medley d'emprunts aux Beethoven, Mahler ou Pink Floyd.
Pareille logique tâtonnante ramène la chorégraphie à l'exposition d'une suite de tableaux. Les beaux mouvements n'y manquent pas, quelques grands moments y font éclat, dans ce style d'Emio Greco qui sait gratter rageusement la peau du plateau, ou au contraire se réserve en pas flottants très déroulés, tandis que toujours frémissent des bassins et bustes en distorsion, prêts à tout balayer.
Etrangement, au sein de la troupe, l'un des danseurs semble dans un syndrome fusionnel – jusqu'aux traits du visage – avec l'image mythique de l'Emio Greco des années 90, tout à ses combustions cathartiques. Le problème étant que cet imitateur singulier épuise cela aujourd'hui, tout en surjeu et en surface. Par opposition, il émane souvent, de l'ensemble des danseurs, le défaut inverse, qui serait celui d'une application studieuse, peu habitée, parfois approximative.
Le langage d'Emio Greco paraît encore peiner à devenir celui du Ballet tout entier. Et sur ce plan, on peut soupçonner que le problème ne tienne pas que de sa seule responsabilité. Une alternative se présente sur scène, avec la fréquente mise en avant d'un interprète émacié, christique, comme sorti d'un tabelau du Greco. On y soupçonnerait volontiers la voie d'une alternative aux défauts décrits ci-dessus. Mais voici qu'elle aussi tendue tout en image, cette figure émouvante paraît terriblement sacrificielle…
Gérard Mayen
Spectacle vu le 12 juillet 2018 (Première de création) au Grand théâtre antique de Pompeï dans le cadre du festival Pompeï Theatrum Mundi.
Prochaine représentation : 27 juillet, Théâtre antique de Vaison-la-Romaine.
Catégories:
Add new comment