Jiří Kylián, entre ombres et lumières
Le 27 septembre aux Subsistances à Lyon, Jiří Kylián présentait en première française sa pièce chorégraphique East Shadow. Créée en 2013 à la suite d’une commande de la Triennale d’Aichi, en double hommage à Samuel Beckett et aux victimes du tsunami de 2011 au Japon, cette « histoire aussi simple et banale que possible » était interprétée par deux ex-danseurs du Nederlands Dans Theater, Gary Chryst et Sabine Kupferberg. Laquelle, muse et compagne de Kylián, était aussi à l’honneur dans l’installation photographique Free Fall exposée sur le même site. Entretien avec un grand créateur protéiforme. (lire en anglais)
Danser Canal Historique : Artiste chorégraphique, vous faites désormais des films ou des installations photographiques. Que vous apportent de spécifique la vidéo et les images ?
Jiří Kylián : La vidéo et la photographie possèdent deux propriétés semblables : elles offrent la possibilité de faire un gros plan, afin de voir un visage dans ses plus infimes détails, et elles permettent d’arrêter le processus du vieillissement parce qu’elles fixent le temps. Comme le ferait une guillotine, elles tranchent nos vies en deux : d’un côté ce qui a été, de l’autre, ce qui sera. Elles stoppent véritablement le temps. De tels propos peuvent sembler étranges, venant de moi qui toute ma vie, me suis consacré à la plus éphémère des formes artistiques, à savoir la danse. Mais c’est justement cette aptitude à geler l’image que j’apprécie particulièrement dans les films et la photo.
DCH : Parmi les thèmes de prédilection de vos ballets, il y a le temps. Une image est donc désormais, pour vous, plus à même d’arrêter le temps qu’une performance vivante ?
Jiří Kylián : ll existe un petit nombre de sujets majeurs qui questionnent chacun d’entre nous. C’est pourquoi ils constituent le thème de nombreuses œuvres d’art. Il s’agit du temps, de la vitesse et de la course du temps, d’une part, et bien sûr de l’amour et de la mort, d’autre part. Les images peuvent prétendre qu’elles ont le pouvoir de stopper le temps, mais c’est en fait une ruse intelligente, puisque nous avons déjà besoin de temps pour les regarder…
DCH : Votre dernier film, Scalamare, est un merveilleux poème visuel. Comment l’avez-vous imaginé et créé ?
Jiří Kylián : J’ai découvert le monument aux morts d’Ancône (en Italie). C’est un endroit extraordinaire, avec un vaste bloc de marches blanches descendant jusqu’à l’océan. Sur ces marches, vous voyez votre propre ombre disséquée en formes abstraites rectangulaires. Les questions de la vie et de la mort se trouvent exactement là, à vos pieds. Tout ce que nous voyons, ce sont des gens qui reflètent de la lumière et projettent des ombres, et le film repose uniquement sur ces deux éléments. C’est un endroit très poétique, qui m’a fait réfléchir au destin fugace et fugitif des êtres humains.
DCH : Chacune de vos œuvres semble dire quelque chose de vous, comme une sorte de « bulletin météo » de votre état émotionnel. Quel est-il en ce moment ?
Jiří Kylián : S’agissant du temps et du climat, je tiens d’abord à préciser que j’aime absolument tous les temps, je ne me plains jamais de la météo ! Concernant ma vie personnelle et mon travail, je peux simplement dire une chose : toute mon œuvre a été influencée par les expériences que j’ai eues dans ma vie, comme c’est le cas bien sûr pour la plupart des artistes. Mais j’essaie ensuite de les rendre accessibles aux spectateurs, en utilisant un langage qui puisse être compris de tous.
DCH : Un événement ou des interprètes particuliers pourraient-ils vous donner envie de revenir à la chorégraphie ?`
Jiří Kylián : C’est possible. Dernièrement, j’ai passé beaucoup de temps à travailler avec des gens âgés, simplement parce que je trouve absolument passionnant de voir la vie inscrite sur leurs corps et leurs visages. Mais quelquefois, il arrive que de très jeunes gens portent sur eux une sorte d’étrange sagesse intérieure. Peut-être rencontrerai-je de telles personnes dans le futur, qui sait ?...
DCH : Outre No More Play (à l’affiche en avril 2018), allez-vous transmettre d’autres pièces de votre répertoire au Ballet de l’Opéra de Lyon, dont vous êtes jusqu’en 2019 artiste associé ?
Jiří Kylián : Il y a effectivement quelques projets en cours. En accord avec le directeur du ballet Yorgos Loukos, la compagnie reprendra au cours de la prochaine saison Wings of Wax, Gods and Dogs, Falling Angel et 14’20.
Propos recueillis par Isabelle Calabre
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