Entretien avec Hugo Marchand
Vous attendiez-vous à cette nomination à Tokyo ?
Non ce n’était absolument pas prévu, dans la mesure où je ne devais pas partir au Japon. Je n’étais distribué que sur Le Songe d’une nuit d’été. Mathieu Ganio s’étant blessé au mollet ils ont dû trouver un James de substitution. Je suis parti pour deux spectacles avec Amandine Albisson et j’ai eu l’immense bonheur d’être nommé le 3 mars 2017 à Tokyo. Je suppose qu’ils avaient tout de même dû y réfléchir avant. En tout cas c’était surprenant, même pour la compagnie, car parfois, on entend une sorte de rumeur, mais pas cette fois-ci.
Photos : Kiyonori Hasegawa
Comment cela s’est-il passé ?
Comme une nomination à Paris, sauf que Stéphane Lissner n’était pas là. Il avait dû rentrer deux jours avant la Première. J’avais longuement imaginé ce moment, et je l’ai vécu de manière très étonnante. Aurélie Dupont, la directrice de la Danse, est montée sur scène avec une traductrice. Quand je l’ai vue arriver sur scène j’ai tout de suite su qu’elle allait me nommer danseur étoile, mais à partir de ce moment j’étais anesthésié émotionnellement. Je n’ai rien ressenti. Le public japonais a été très chaleureux. J’étais très fatigué, très ému et je n’ai pas profité de cet instant que l’on attend, que l’on espère, comme je l’avais envisagé.
Qu’est-ce que ça a changé pour vous ?
Pour moi pas grand chose. Je suis distribué sur des rôles de Premier danseur qui restent les mêmes. La nomination ne change rien du jour au lendemain. On se retrouve à la barre dans le même corps et le même état d’esprit. Ce qui change c’est l’intérêt que les gens peuvent nous porter, notamment la presse. Mais en réalité, c’est quelque chose qui se met en place doucement. On ne devient pas danseur étoile d’un coup, ça se mûrit sur le temps.
Mais il y a un moment où l’on accède à ce titre…
Certes, il y a un moment X et on signe un contrat d’étoile. Mais je prends mon cours aussi consciensieusement le matin, j’assume mes répétitions, mes spectacles. Ce qui change, c’est de me dire que je vais en scène en tant que danseur étoile. Vis-à-vis de la compagnie et de l’Opéra on n’a plus le droit à l’erreur. La liberté arrive au fur et à mesure, on est distribué dans des rôles, on fait des rencontres humaines, on est sollicité à l’extérieur et à l’Opéra même… Mais c’est aussi beaucoup de devoirs par rapport à l’institution que l’on sert, à l’Opéra de Paris et aux gens qui nous donnent leur confiance, Aurélie Dupont, Stéphane Lissner, les maîtres de ballets, les autres danseurs de la compagnie, puisqu’en tant que danseur étoile on doit donner l’exemple. Tout ce poids n’est pas forcément facile à porter. Je ne le perçois pas encore, mais je sens que ça va arriver. C’est très important, de s’en rendre compte et de réaliser rapidement où l’on est placé. J’espère tirer la compagnie vers le haut. Nous avons pour mission de représenter l’Opéra de Paris en France, et à l’International, et au delà, la culture française, un patrimoine. Cela me paraît capital dans notre période actuelle, face à la montée des extremismes, la culture, l’éducation en sont les remparts. Ici, dans notre petite bulle, si avec quelques étoiles on peut faire sortir l’Opéra de ses murs et rendre l’art plus démocratique ; si on peut permettre à plus de gens de voir de la danse, la rendre plus populaire, porter des messages humains, artistiques ou politiques à notre échelle bien sûr, je crois et j’espère que notre voix peut être importante.
Ce qui peut changer, c’est surtout ce qu’on peut faire de ce titre d’étoile. Je crois que c’est une question que je me pose maintenant, parce que c’est bien d’être danseur étoile mais il faut arriver à transformer l’essai.
C’est-à-dire ?
Il faut réussir à faire une carrière longue, intense, pas sur trois mais sur vingt ans, et puis utiliser ce titre pour servir l’Opéra et servir l’humanité. En essayant d’apporter une dimension humaine, associative, sociale. Ça me questionne d’être danseur étoile et je souhaite essayer de créer une sorte de notoriété autour de cette nomination pour prendre parti, m’engager, pour des causes qui me paraissent essentielles dans la vie de tous les jours.
Comment comptez-vous vous y prendre ?
Je ne sais pas encore, en fondant des associations, en récoltant des fonds, en partant à l’autre bout du monde pour des actions humanitaires, pour offrir plus d’éducation, plus de culture. En tout cas, j’en ai envie, car un artiste qui reste dans sa bulle grandit beaucoup moins vite. Et je crois que la danse, c’est beaucoup d’introspection et d’égocentrisme mais le but de notre métier est de donner un maximum aux autres sur scène, mais aussi quand on détient le titre de danseur étoile, c’est presque un devoir de s’en servir pour servir l’humanité.
Par exemple Marie Agnès Gillot est allée faire un discours anti FN à La Villette et mobiliser pour aller voter. Je trouve formidable qu’elle soit porteuse de ce message à travers ce qu’elle représente et en tant que citoyenne. Peut-être qu’être danseur étoile apporte la possibilité de devenir porte-parole. Evidemment, je parle de tout ça avec de bien grands mots pour notre échelle qui reste la danse.
La danse ne manque-t-elle pas un peu de visibilité médiatique pour arriver à vos fins ?
La danse manque de visibilité mais on fait en sorte que ça avance. J’ai participé à la captation cinéma du Songe d’une nuit d’été de Balanchine, et j’en étais vraiment heureux car c’est diffusé auprès de milliers de personnes, même si cela entraîne une pression supplémentaire car c’est enregistré donc ça reste. Apporter l’Opéra de Paris chez tout un chacun, faire découvrir une musique de qualité comme Mendelssohn, et les costumes de Christian Lacroix, je trouve que c’est fondamental. On a aussi créé des FaceBook live par rapport à ma nomination, ou mis en ligne des répétitions d’Herman Schmerman de William Forsythe. Je trouve qu’il est intelligent d’utiliser notre génération hyperconnectée à travers des réseaux sociaux, pour démocratiser cet art et cette Maison très protégée derrière ces grands murs dorés, et par le vigile de l’entrée depuis le plan vigipirate.
Quels sont les rôles que vous aimeriez aborder ?
J’ai déjà dansé les rôles auxquels j’aspirais, Roméo, l’Histoire de Manon, La Bayadère. J’ai adoré faire la création de Forsythe l’année dernière, Blake Works. J’ai passé un moment unique avec les répétiteurs de sa compagnie et Lionel Delanoé, maître de Ballet à l’Opéra. On a travaillé d’arrache-pied sur cette musique incroyable de James Blake, et c’était vraiment un moment très très fort. Je rêve de danser Onéguine. J’aimerais beaucoup danser le Boléro de Béjart, des créations contemporaines, des grands rôles classiques comme Mayerling de Kenneth MacMillan. Tous les ballets qui ont une histoire avec des personnages marqués m’intéressent.
Pourquoi ?
C’est une manière de sortir de soi-même et d’y rentrer encore plus profondément. Parce que pour interpréter des personnages il faut se servir de son vécu, de son ressenti et de ce qu’on imagine qu’on pourrait ressentir dans les situations que le ballet nous propose. Je crois que, pour être quelqu’un d’autre on est d’autant plus soi même, car on doit être encore plus honnête par rapport à soi. Je trouve intéressant d’aborder ce genre de rôles parce qu’on fait des rencontres humaines fortes avec les partenaires et les maîtres de ballet, parce qu’on est obligé d’avoir des discussions solides sur des états d’âmes, et des états émotionnels qui sont très intimes. C’est pourquoi il faut avoir une grande confiance avec les personnes qui sont dans le studio. Et puis, a contrario, j’aime aussi danser des œuvres dénuées de sens narratif, comme Forsythe. Je m’éclate avec la liberté physique et émotionnelle parce qu’on danse en fonction de notre journée, de notre quotidien.
Pouvez-vous nous parler de cette création avec William Forsythe ?
Il y a de nombreux chorégraphes dont on danse les pièces mais qu’on ne voit jamais, soit parce qu’ils sont morts, soit qui n’ont pas le temps de venir. Avec Forsythe, j’avais dansé PAS/PARTS quand j’étais coryphée et j’avais déjà beaucoup apprécié son travail même si c’était un remplacement au pied levé en cinq jours. Quand il est revenu, il m’a vu dans les Variations Goldberg de Jerome Robbins. Il est venu me voir après le spectacle pour me féliciter. Donc j’étais très heureux d’être distribué sur sa création parce qu’il m’avait déjà vu danser, donc, je n’allais pas être en audition permanente. J’étais en train de danser Roméo à l’Opéra Bastille et j’étais épuisé. Il nous a fait travailler avec des qualités de mouvement, des coordinnations différentes, sans jamais nous dire ce qu’il avait au fond de la tête alors qu’il avait déjà tout construit. C’est l’œuvre des génies. Il nous amène d’un point A à un point B à travers un chemin qu’il a décidé et qu’on ignore totalement. Comme si on était aveugles mais qu’il avait placé des murs sur les côtés pour nous guider sans nous en rendre compte. Il nous emmène dans ce qu’il veut avec beaucoup de respect pour les danseurs et de confiance en nous. Il n’y a pas eu un moment où on a douté, où la voix a dû s’élever. On a vécu un moment hyper privilégié, hyper intense. Alors bien sûr, c’était un challenge physique, parce que c’est très difficile à danser ça va extraordinairement vite, c’est vraiment costaud au niveau technique, et au niveau cardio. Les premières fois où on a fait un filage, j’étais sur le point de tourner de l’œil, en finissant les solos.
Mais quand il est parti, nous étions tous déprimés et tristes, parce nous avions vécu pendant deux mois une rencontre unique. Il a créé une cohésion de groupe entre nous tous. Nous n’étions pas amis à la base, parce que d’âges et de grades différents, de qualités et de répertoires différents. Il a réussi à créer une « super team », une équipe incroyable. Nous avions envie de nous retrouver. C’est ça aussi la force d’un chorégraphe c’est de savoir donner un élan étonnant au groupe. Ce qui est formidable c’est qu’on a repris le ballet en septembre. On a répété avec Lionel Delanoé, beaucoup de choses avaient mûri, malgré nous, pendant les vacances. On a redansé le ballet différemment. Il est apparu une forme de liberté que nous n’avions pas au début, à cause du stress et parce que nous étions éprouvés par la chorégraphie et toutes les informations engrangées depuis deux mois. Tout d’un coup nous nous sommes détachés de tout ce vocabulaire et nous nous sommes lâchés, nous avons trouvé la liberté de jouer avec notre corps et nous avons mieux interprété ce ballet. Pour Hermann Schmermann nous avons été coachés par un répétiteur de Forsythe qui a fait du sur mesure pour chacun des quatre couples. Chaque couple a sa propre version, donc on a quatre pas de deux différents alors que c’est la même chorégraphie, C’est génial ! William Forsythe est drôle, humainement sympathique. J’espère le revoir, ou le recroiser, ou participer à une autre création avec lui à l’Opéra.
Vous êtes encore très jeune, mais vous avez déjà une longue expérience, de quoi rêvez-vous ?
J’ai 23 ans et j’ai fait du Balanchine, du Robbins, du MacMillan, du Mcgregor, du Carlson… j’ai encore tout à découvrir et j’ai déjà fait beaucoup. Je suis très content d’avoir tout ce bagage dans ma tête et mon corps, et j’attends de rencontrer quelqu’un de connu ou non pour participer à des moments créatifs. Ce n’est pas la notoriété d’un chorégraphe qui me donnera envie de travailler avec lui, mais la qualité de la rencontre. Je veux bien tout faire, pourvu que la personne en face de moi soit humainement intéressante et gentille. C’est un milieu où la gentillesse manque cruellement. Je n’ai rencontré personne de vraiment méchant mais des gens qui sont insécures .
Nous rêvons tous de « LA » rencontre avec un chorégraphe qui va créer sur nous et qui va provoquer une vraie transformation, une remise en question émotionnelle et psychologique. Un peu comme une psychanalyse. Un chorégraphe qui va nous placer dans un cocon, une ambiance qui lui est propre et va aller chercher chez nous ce qu’il veut mettre dans sa pièce et que ignorons. C’est vrai qu’on a tendance à dire que les danseurs sont égocentriques avec une ambition dingue, c’est vrai. Mais je crois qu’on le fait pour servir la danse, et faire voyager les gens, les faire pleurer, les faire rire.
Avez-vous le temps de penser à autre chose ?
Cette saison a été un peu différente parce que j’ai un peu moins dansé que les autres années, parce qu’Aurélie Dupont a voulu redistribuer la charge de travail à toute la compagnie et elle a eu raison de le faire. Pour la première fois en trois ans j’ai pu faire d’autres choses, rencontrer d’autres gens, d’autres univers, d’autres personnalités. Ici on se nourrit les uns des autres. Nous sommes tous exacerbés, avec des personnalités folles et on pourrait s’en satisfaire. Mais baigner tout le temps dans le même milieu est, selon moi, malsain. On met du temps à le comprendre, mais j’ai vite ressenti ce besoin de m’ouvrir au reste du monde, parce qu’il m’est nécessaire d’être confronté à d’autres problématiques, d’autres personnes, d’autres plaisirs. Cette année j’ai réussi et j’en suis très heureux, à me construire une vie à l’extérieur de l’Opéra, c’est très important. Rêver de voyages, d’expositions, de concerts, prendre le temps de cuisiner, faire des choses du quotidien que je n’ai pas eu du tout le temps de faire depuis trois ans. J’avais un cercle réduit au niveau de mes amitiés, et pas le temps d’en chercher de nouvelles. Le challenge c’est de réussir à allier une vie professionnelle trépidante, à être au niveau maximum avec une vie privée saine et équilibrante. Je crois qu’on ne peut être un grand artiste si on n’a pas de socle sur lequel se reposer, si on n’a pas un endroit où on rentre le soir et où l’on se sent bien et où l’on n’a pas la musique du ballet en cours toute la nuit dans la tête. On a besoin de vivre dans les yeux des autres, parce qu’on vit tellement à l’intérieur de l’Opéra, que si on vit seul ou accompagné de gens qui nous ressemblent on n’arrive plus à avancer et on se remet beaucoup moins en question.
Cela ne reste-t-il pas difficile de rencontrer les bonnes personnes quand on fait votre métier ?
C’est difficile d’avoir le temps, d’accepter de rencontrer d’autres personnes qui ne comprennent pas forcément ce qu’on vit. L’Opéra de Paris, c’est une grande entreprise et un fonctionnement à l’image de notre politique, de notre économie actuelle. Ça fonctionne comme beaucoup d’autres milieux, à la différence qu’on se connaît tous depuis qu’on a dix ans et qu’on se supporte depuis des années. Ce sont nos amis, nos ennemis, et la scène conditionne tout. C’est inexplicable. Les gens qui n’ont jamais été sur scène ne se rendent pas compte de ce que ça représente, du stress, de la pression, du plaisir et de la peur qu’on ressent à y aller, sans parler bien sûr, du rapport au public et de cette dimension émotionnelle
Mais au final, on est quand même à la recherche d’un plaisir qui, parfois, peut être masochiste du fait qu’on cherche une expression parfaite. On cultive cette sursensibilité par ce que ça nous sert pour danser et pour exprimer ce qu’on ne peut exprimer autrement. Donc ça prend plus de place dans notre vie.
Propos recueillis par Agnès Izrine
Dernière minute : Hugo Marchand vient de recevoir un Benois de la Danse, prix international très convoité pour son rôle dans Roméo et Juliette de Rudolf Noureev. Cette récompense a été décernée lors d'une cérémonie au théâtre Bolchoï de Moscou.
Rencontre avec Hugo Marchand, danseur étoile de l'opéra de Paris
Lire aussi notre précédente interview
Add new comment