Hip hop : le diplôme de la discorde
L'enfer est pavé de bonnes intentions. Le Ministère de la Culture en fait actuellement l'expérience, avec la levée de boucliers provoquée par sa décision de mettre en place un diplôme national supérieur professionnel de danseur, pour les artistes du hip-hop. Une réunion en présence de Michel Orier, plus haut gradé ministériel pour les arts de la scène et de représentants de compagnie hip- hop, le 8 décembre dernier, se solde par la mise à l'étude d'un nouveau calendrier de mise en place de ce projet.
Soit une volte-face, tant la rapidité d'exécution politique avait jusque là régné sur ce dossier. L'intention en avait été retenue par la ministre Fleur Pellerin au mois de juin dernier, à l'issue d'assises de la jeune création. L'annonce en avait été confirmée par le premier ministre en personne lors d'une réunion de la commission interministérielle à l'égalité et à la citoyenneté, fin octobre aux Mureaux.
L'objectif était alors un démarrage de la formation correspondante dès la rentrée de septembre 2016. Ce qui suppose que le projet pédagogique en ait été validé préalablement. Les délais réglementaires en la matière imposaient donc que la maquette pédagogique ait été déposée dans le courant de ce mois de décembre. Sa conception, initialement confiée à la direction du Conservatoire national supérieur de Lyon, voit à présent son cours suspendu. Dans ces conditions il y a tout lieu de douter qu'une formation de cet ordre puisse recevoir ses premiers élèves à la date planifiée.
Pourtant, il ne fait pas de doute que les responsables politiques n'avaient que des intentions positives, en passant par le diplôme pour affirmer une reconnaissance de la danse hip-hop, sur un pied d'égalité avec les danses classique et contemporaine, qui ont déjà connu sa mise en place en 2009 (précédant la danse jazz quelques années plus tard).
Le DNSP, diplôme national supérieur professionnel de danseur, a été inventé pour faire coïncider les formations artistiques post-bac extra-universitaires, avec le cadre européen désormais unifié pour tout ce qui touche aux diplômes d'enseignement supérieur (dit LMD, à l'issue du "processus de Bologne"). Le DNSP ne concerne que les cercles très minoritaires des élèves d'écoles nationales supérieures de danse (Rosella Hightower, Ballet de l'Opéra de Paris, CNDC d'Angers, conservatoires supérieurs de Lyon et Paris), dont l'accès à l'emploi était déjà très privilégié sans DNSP.
La formation correspondante inclut un fort contingent d'enseignements théoriques dispensés par des universités, qui en retour, acceptent de valider comme unités de valeurs les acquis techniques en danse. La valorisation symbolique en est ainsi très forte. Plus concrètement, l'un des avantages du DNSP, notamment à l'heure de la reconversion professionnelle, est celui de la validation universitaire des compétences d'un artiste danseur, et cela sur l'intégralité du territoire européen.
Mais la précipitation aura été la pire des conseillères dans la conduite de ce dossier. Alors que la délégation à la danse n'est actuellement assurée qu'à titre intérimaire au sein du Ministère, alors que ses moyens humains demeurent très limités en comparaison de ceux de la musique et du théâtre, aucun dispositif solide de pédagogie et communication, sans parler de concertation, n'aura pu être mis en place dans les délais impartis. La porte était d'emblée ouverte à tous les malentendus, et procès d'intention.
Sur Internet, une pétition hostile au DNSP, lancée par le collectif Moovement, vient de dépasser les 4.700 signatures dans les rangs du hip hop. Son texte fait aussitôt référence à un précédent mouvement de refus, avec pétition connaissant le même succès, voici un an et demi. La leçon n'en aura pas été retenue. A l'époque, le Moovement se constituait pour faire reculer le projet d'intégrer le hip-hop à la refonte du diplôme d’État de professeur de danse. Depuis plusieurs années, le Ministère travaille à une réforme bien nécessaire de cet autre diplôme, qui a aujourd'hui trente ans, et a très mal vieilli.
Les hip-hopeurs de 2015 sont souvent trop jeunes pour savoir que leur refus d'aujourd'hui, semble une réplique des résistances rencontrées voici 30 ans pour la mise en place du diplôme de professeur de danse. Déjà alors, de nombreux enseignants, alors en danse classique ou jazz, se sentirent menacés, symboliquement et économiquement, par un surcroît de rigueur dans le contrôle de leurs compétences. Les hip-hopeurs sont très nombreux aussi à tirer une part importante de leurs moyens d'existence en dispensant des cours dans une multitude de structures culturelles et de jeunesse.
Ils n'en démordent pas, malgré les dénégations ministérielles réitérées : la mise en place d'un DNSP hip hop en 2015 ne serait que le cache-sexe derrière lequel se profilerait automatiquement l'imposition, dans la foulée, d'un diplôme pour l'enseignement, qu'ils surent faire reculer en 2013. La chorégraphe Anne Nguyen a lancé une pétition sous son nom propre, qui ne ferme pas la porte, mais appelle la ministre à une méthode d'approche beaucoup plus attentive aux spécificités du milieu et du style concernés. Elle estime que même le D.E. d'enseignants pourrait se discuter ainsi : « les professeurs de hip-hop seraient mieux payés. D'ailleurs, il y en a qui passent leur D.E. mais doivent se résoudre à le faire en contemporain ou en jazz, c'est bancal, non ? »
Retour au DNSP proprement dit. Début décembre à Paris, une réunion d'information tenue par Moovement – avec un bel effort d'élaboration de documents à l'appui – permettait de prendre la mesure du fossé qui s'est creusé entre les institutions de la danse contemporaine et un pan très largement majoritaire dans le milieu professionnel hip hop. « Ce n'est pas un diplôme qui nous donnera du travail, mais le fait qu'il y ait des moyens de production et de diffusion. Même pour la danse contemporaine des années 80 il avait fallu un volontarisme dans ce sens ».
Il y a là un grand nombre de figures qui connurent les riches heures des rencontres de La Villette : « A cette époque déjà, certains artistes travaillaient à l'hybridation avec le style contemporain. On n'a rien contre en soi, mais cette option, très minoritaire, n'en est qu'une parmi d'autres, or c'est la seule qui a été validée par les institutions de la danse, en excluant toutes les autres ».
Tous ces artistes à qui parle le Moovement développent le hip-hop à coup de prouesses et d'inventions incessantes (le milieu reconnaît une vingtaine de styles, en permanent foisonnement). Ils travaillent dans la comédie musicale, les variétés et les clips (parfois aux côtés des Madonna ou Beyoncé, au sommet de la notoriété), également la publicité (Mugler). Ils enflamment les battles (six cents par an dans le pays), les remportent au niveau international, sont très recherchés pour leur enseignement prisé à l'étranger.
Ils font aussi des spectacles stricto sensu, mais souvent sans suite, dans des cadres de fonctionnement fragiles, et en tout cas boudés par le réseau public de la diffusion artistique. Ils se réclament de la vraie flamme libre d'un style né et grandi hors des cadres. Ils ne voient pas toujours qu'ils évoluent en fait dans les cadres pas si libres du libre marché, sous le couvert des marques, et autres grands media de jeunesse.
Les programmateurs du réseau public se tournent, eux, vers les chorégraphes reconnus par la labellisation ministérielle, où domine une exigence de propos artistique dont les critères sont forgés à l'aune de la danse contemporaine. Il s'agit là d'un tout autre courant, dont les figures de proue sont Kader Attou et Mourad Merzouki, directeurs respectifs des Centres chorégraphiques nationaux de La Rochelle et de Créteil.
Soudain très discrets, ces deux artistes ont d'abord dit leur position favorable à la mise en place du DNSP. Le second des deux a déclaré : « A l'heure actuelle, je remarque que les danseurs hip-hop sont techniquement très bons, mais que le répondant artistique n'est pas toujours là ». De quoi s'attirer les sarcasmes au sein du Moovement : « Alors on se demande bien ce qu'il fait des millions d'euros qu'il reçoit en cumulant la direction du CCN de Créteil et du centre de formation Pole Pick à Lyon, et comment il réussit à tourner avec des centaines de dates ! »
Ces artistes consacrés par le Ministère ne seraient pas reconnus par les pans majoritaires du mouvement hip-hop, toujours ancré sur le macadam, entre battles et économie du spectacle privé. On croit presque relire, en filigrane, la très ancienne opposition entre les Parisiens du forum des Halles d'un côté, et les Lyonnais poussant vite la porte de l'Opéra. Autre maladresse très mal perçue : l'annonce du DNSP dans un cadre social de préoccupation pour les banlieues, quand il s'agit de se revendiquer artistes et de réclamer des moyens bien trop rares à ce seul titre.
Les hip-hopeurs de Moovement dénoncent « une confiscation des moyens publics au profit d'un cercle fermé d'artistes pratiquant un seul style officialisé », et se sentent maintenus à la porte de ce système. Ce faisant là encore, ils semblent opérer une réplique du mouvement qui, au milieu des années 90, vit tout un courant de la danse contemporaine se mettre à dénoncer les forteresses closes et l'uniformisation esthétique qu'ils imputaient aux Centres chorégraphiques nationaux.
Gérard Mayen
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