« Retour à Berratham » d’Angelin Preljocaj
Le Théâtre national de Chaillot s'associe au Ballet Preljocaj pour donner une avant-première au bénéfice de AIDES le 27 septembre à 15h : L’intégralité des recettes sera reversée au Fonds de dotation LINK pour financer les programmes de dépistage de AIDES.
La création d'Angelin Preljocaj se fait chambre d'écho de notre monde d'aujourd'hui et invente la tragédie chorégraphique.
Angelin Preljocaj a bien dû resserrer quelques boulons entre la Première et la deuxième représentation du 18 juillet où nous étions… car, contrairement à certains de nos confrères et consœurs, nous avons vu dans La Cour d’Honneur du Palais des Papes, une pièce très réussie où danseurs et acteurs sont particulièrement justes dans leur jeu et leurs intentions.
Galerie photo : Laurent Philippe
Retour à Berratham a pour toile de fond la guerre, ou plutôt l’après-guerre. L’histoire, écrite par Laurent Mauvignier sur une commande d'Angelin Preljocaj, est simple. Un Jeune-Homme (formidable Aurélien Charrier) qui a réussi à s’enfuir avant les événements avec son frère revient à Berratham pour chercher la femme qu’il aime Katja (sublime Émilie Lalande). Autour de lui, il ne rencontre que tristesse et désolation. La ville est un champ de ruine où rôdent des rescapés, silhouettes louches, nerfs à vif, plus rien à perdre. Seul le cimetière s’est terriblement étendu. Les immeubles éventrés sont occupés par d’autres. On ne reconnaît ni les lieux, ni les visages d’autrefois. Exactions, éxécutions sommaires, viols, rapines, disparitions… on sait à peine ce qui vient pendant ou après dans ces corps déboussolés, en déshérence. L’humain est partout bafoué, ravalé, liquidé. Les survivants sont devenus soit des bourreaux, soit les tenants d’un nouveau régime qui n’annonce rien de bon.
Galerie photo : Laurent Philippe
Si le texte de Laurent Mauvignier a pour toile de fond la guerre en ex-yougoslavie (les origines albanaises d’Angelin Preljocaj ne comptant pas pour peu dans ce choix), ça pourrait être n’importe où. Cette guerre n’appartient pas plus au passé qu’au présent où au futur. On en frémit. À ce titre, il existe une parenté avec Monument O hanté par la guerre (1913-2013) d’Eszter Salamon, présenté lors de ce même festival. Ce dont il est question c’est la violence extrême, à tous les niveaux de l’humain. Le drame absolu. C’est ici que la pièce rejoint la tragédie.
Galerie photo : Laurent Philippe
Les acteurs (Laurent Cazanave et Niels Schneider) portent le texte sans endosser un rôle précis, mise à part la mère de Katja (Emma Gustafsson, ancienne danseuse du ballet par ailleurs), Laurent Mauvignier n’ayant pas écrit son récit sous une forme théâtrale. Le texte devient donc matière sonore qui déroule une histoire dont le temps se téléscope. Ils la disent plutôt simplement. Flash-back, dialogues au présent, zoom sur un événement constituent une trame complexe qui fait avancer l’action – à savoir la danse, qui ajoute et plus rarement commente ce qui finalement tient lieu de livret. Elle joue l’inconscient, le non-dit, met au jour des zones d’ombres que la parole ne saurait fouiller.
Galerie photo : Laurent Philippe
La configuration est donc plus proche de l’opéra que du théâtre – « comme il est à espérer et à prévoir » dirait-on en paraphrasant Jan Fabre. Est-ce cela qui a tant gêné certains spectateurs dans le Temple du théâtre qu’est la Cour d’Honneur ? C’est hélas fort possible.
Galerie photo : Laurent Philippe
La danse, justement, est somptueuse. Les onze interprètes sont tous remarquables. La gestuelle d’Angelin Preljocaj se déploie dans toute sa force et sa maturité. On retrouve ça et là, quelques retours sur les trente ans de carrière que le chorégraphe fête cette année. Le mariage de Katja a des parentés avec Noces (1989) puis avec Le Sacre. La façon dont les hommes s’affrontent a des accents de Paysage après la bataille (1997), certains mouvements de groupe rappellent Roméo et Juliette (1990), N (2004), ou même À nos héros (1986), comme si cette œuvre, soudain les résumait toutes. Comme si elle ancrait définitivement une écriture chorégraphique dans une histoire personnelle écrite à même les corps. Les mouvements sont intenses, sauvages parfois, avec des éclats sombres. Il y a une urgence, une déraison qui parcourt l’ensemble de la chorégraphie. On ne distingue plus tant la finesse du vocabulaire (qui pourtant est bien là) qui sait si bien travailler les lignes des jambes, les courbes des bras, la complexité des portés. Tout est mis au service de cette fresque de la barbarie ordinaire, soulignée par des trouvailles scénographiques comme cette robe de mariée noire qui se révèle être une ribambelle de vestes d’hommes, ou la scène d’amour où les deux protagonistes s’empoignent comme jamais.
Galerie photo : Laurent Philippe
La scénographie simple mais percutante du plasticien Adel Abdessemed qui sait camper l’horreur avec des sacs poubelles, des grilles et des voitures brûlées (plus une étoile qui fait signe vers l’Est), les éclairages tout en ombres fines de Cécile Giovansili-Vissière, et les costumes de Sophie Gelhert contribuent à faire de Retour à Berratham un spectacle poignant, dont les prolongements dans le réel ne peuvent que nous donner le frisson.
Agnès Izrine
Du 17 au 25 juillet 2015, Cour d’Honneur du Palais des Papes, Festival d’Avignon.
À venir : du 29 septembre au 23 octobre, 20h30 Théâtre national de Chaillot (samedis à 17h, dimanches à 15h30)
Spectacle soutenu par la Fondation BNP-Paribas
Retour à Berratham
Chorégraphie et mise en scène Angelin Preljocaj
Texte Laurent Mauvignier
Scénographie Adel Abdessemed
Lumière Cécile Giovansili-Vissière
Création sonore 79D assisté de Didier Muntaner
Musiques additionnelles Georg Friedrich Haendel, Fatima Miranda, Abigail Mead
Costumes Sophie Gehllert
Assistanat à la direction artistique Youri Aharon Van den Bosch
Choréologie Dany Lévêque
Avec Virginie Caussin, Laurent Cazanave, Aurélien Charrier, Fabrizio Clemente, Baptiste Coissieu, Margaux Coucharrière, Emma Gustafsson, Caroline Jaubert, Émilie Lalande, Barbara Sarreau, Niels Schneider, Cecilia Torres Morillo, Liam Warren, Nicolas Zemmour
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