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Le butô en France

Le butô en France ouvrage de Sylviane Pagès

Fût-ce au prix de malentendus à l'égard de sa source japonaise, la compréhension française du butô aura renoué avec la vérité enfouie d'un désir d'expressionnisme, démontre l'auteur.

Le butô en France : difficile de faire titre plus sobre, concis. Or, dans ce cas, rigoureusement exact. En réalisant cette étude, Sylviane Pagès s'en tient à un objectif novateur qui consiste, strictement, à aborder le butô depuis la manière dont il aura été reçu dans l'Hexagone ; c'est-à-dire apprécié, commenté, analysé (plus ou moins), voire compris, pratiqué et développé. Cette perspective amène à considérer en quoi les conditions mêmes de réception d'une forme esthétique contribuent, en retour, à nourrir, voire définir, en tout cas enrichir de sens, cette forme.

On pourrait l'envisager comme une étude de cas, sur une variation de forme. Un parti pris analogue s'appliquerait aussi bien à des objets tels que "Le Judson en France", "La danse contemporaine africaine en France", par exemple. Il y faut une part d'abnégation méthodologique : il serait gratifiant de produire une analyse esthétique du genre artistique en tant que tel, or la recherche doit s'en tenir ici à la lecture systématique des critiques parues dans la presse de l'Hexagone, la documentaion et les discours promotionnels produits par les circuits de diffusion ; également ceux suscités par les offres de stage, sinon les témoignages d'artistes français ayant opéré un rapprochement avec le butô, voyage au Japon compris ou non.

Tissant les liens entre toutes ces sources, Sylviane Pagès établit l'intensité du choc ressenti à la toute fin des années 70 et début des années 80, à la découverte des premiers spectacles de butô en France. Il va s'agir d'en comprendre les ressorts, puis d'en cerner les retombées. Vite il faut tirer au clair certains malentendus, par lesquels la fascination se paye de réductions exotiques. Lesquelles consistent à désigner dans le butô à la fois une traduction pure d'une forme d'éternel inatteignable de l'âme et du corps japonais ; mais aussi une traduction circonstancielle et exclusive du ressenti devant les bombardements atomiques d'Hirsohima et de Nagasaki.

Voilà qui fait fi d'au moins trois composantes consitutives du butô. Soit sa dimension très contemporaine, activement insérée dans les convulsions idéologiques et culturelles de la pure actualité du Japon de son temps (là, pas d'éternité). Par ailleurs son ouverture à une large circulation de formes artistiques qui n'ont rien de japonais, à commencer par d'amples références à la littérature "maudite" moderne occidentale (Artaud, Bataille, Genet) ;sans parler d'un regard intense porté sur la danse expressionniste de l'entre-deux guerres – on va y revenir. Enfin, le refus de la (quasi) totalité des artistes du butô à voir leur propos rabattu sur le traumatisme nucléaire.

Enseignante au département danse de l'Université Paris 8, ayant touché elle-même à la pratique du butô et proche d'artistes s'y consacrant, Sylviane Pagès est puissamment outillée pour en passer par une analyse du mouvement dansé, afin de mieux comprendre en quoi le geste butô a pu concerner la danse contemporaine française, alors en pleine expansion.

Ses développements sont très fins, pour en exposer l'expérience vécue à même le corps, comme une alternative possible à la toute puissance de l'influence formaliste américaine dans cette période. Dans le butô auront pu se jouer un fort tropisme en direction d'un imaginaire immanent au ressenti corporel, une valorisation de l'état de corps primant sur la fixité d'une mise en forme, voire quelques proximités avec le souci d'exploration somatique, ou engouement pour les pratiques d'improvisation.

On entre ici dans les sphères les plus profondes de ce qui fait le sens du geste. L'hypothèse maîtresse de l'ouvrage va alors consister à repérer dans le butô une voie occidentale pour renouer avec une mémoire enfouie du geste expressionniste, du geste assumant sa charge d'émotion, quand cette notion d'émotion est devenue un tabou au regard des préceptes de l'abstraction contemporaine ; mais aussi un tabou historique, quand à l'issue de la seconde guerre mondiale, l'expressionnisme allemand, de toute façon éliminé physiquement, est alourdi d'une très encombrante mémoire.

La démonstration débouche alors, pour conclure, sur de très belles réflexions qui font place aux fantômes, éclipses et spectres pour comprendre de quelle façon circule, s'absente, réapparait, la mémoire des gestes, qui ne saurait se transmettre dans les seuls termes de filations directes ou jeux d'influences strictement déductives. En cela, Le butô en France, aussi fouillé que clair (dont un tableau chronologique impressionnant de rigueur, et une généreuse illustration photographique), offre une riche opportunité de voyage pour la pensée.

Gérard Mayen

Le butô en France – malentendus et fascination. Sylviane Pagès. Editons du Centre national de la Danse – Collection Recherches.

 

 

 

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