« Zeitigung » d’Anne Teresa De Keersmaeker et Louis Nam Le Van Ho
Dans Zeitigung, une nouvelle génération de danseurs s’approprie le matériau chorégraphique de Zeitung, créé il y a dix ans : Quand un chef-d’œuvre intemporel trouve un écho ultra-contemporain.
Depuis quelques années déjà, Anne Teresa de Keersmaeker revisite son répertoire, qu’elle remonte des pièces fondatrices créées dans les années 1980 (Rosas danst Rosas...) ou qu’elle déplace le regard sur une création plus récente. Dans tous le cas, il s’agit de mettre une œuvre à l’épreuve du temps qui passe et de rendre visibles les traces de l’évolution du monde. Cela fonctionne, que l’on ait vu la version originale ou pas. Car les corps changent, et avec eux la façon de les habiter, de vivre avec eux et avec l’autre.
Pour créer Zeitigung, De Keeersmaeker a transmis le matériau chorégraphique de Zeitung à huit interprètes de la nouvelle génération de Rosas, et laissé libre cours à Louis Nam Le Van Ho pour créer une nouvelle pièce, à partir de ces motifs chorégraphiques. Et comme pour sa nouvelle version du quatuor A Love Supreme, De Keersmaeker passe d’une distribution mixte à une exclusivité masculine. Dans l’interprétation chorégraphique de Coltrane, chaque danseur représente un instrument. L’approche de Zeitigung, sur des œuvres de Bach, Brahms, Webern, Schoenberg est radicalement différente. Ici, on ne cherche pas l’identification, mais l’inspiration. Aussi, l’esprit même de Zeitigung diffère de celui de Zeitung.
On retrouve ici trois interprètes d’A Love Supreme : José Paulo dos Santos, Bilal El Had et Thomas Vantuycom (1). Comme la plupart des interprètes de Zeitigung, Louis Nam Le Van Ho a étudié à P.A.R.T.S., l’école bruxelloise fondée par De Keersmaeker. Si on le voit moins souvent sur le plateau que les sept autres, c’est justement parce qu’il a accepté de porter la responsabilité chorégraphique, à partir du matériau d’origine. La rareté de sa présence accentue aussi la dimension corporelle qui change, par rapport à Zeitung. Le Van Ho, menu et filigrane, est proche de l’esprit des corps d’origine, alors que beaucoup d’autres dans Zeitigung arborent des corps nettement plus armés.
Le temps et le Zeitgeist
Le titre fait référence au temps (« Zeit », en allemand). Logiquement, même s’il s’agit d’un néologisme, car cette pièce reflète parfaitement son époque et le Zeitgeist actuel de la danse. La langue allemande connaît le verbe « zeitigen », dans le sens où quelque chose se matérialise, avec le temps. Mais il n’y a pas de substantif consacré pour cette idée d’avènement, à partir du même verbe. Et tout part, bien sûr, de « Zeitung »: Le journal. Là aussi, la référence au temps est explicite.
De Bach à Schoenberg, le quatuor de compositeurs représente à sa manière une remontée dans le temps, du baroque vers le XXe siècle. Ce sont les danseurs qui font valoir les droits du XXIe siècle et de leur avenir. Quand De Keersmaeker créa Zeitung en 2008, une grande partie des danseurs avaient travaillé avec elle depuis longtemps et forgé l’identité de la compagnie: Fumiyo Ikeda, Cynthia Loemij, Mark Lorimer et tant d’autres. Le passage à la nouvelle génération produit un effet comparable à la différence entre danseurs « old school » et « new school » dans le hip hop. Là aussi, l’évolution de l’environnement sociétal a transformé la manière d’aborder l’écriture musicale et chorégraphique.
Danser dans un monde qui change
Les corps sont ici beaucoup plus porteurs de conflits et de pressions, parfois traversés par des secousses secouant des mains ou une tête comme surgissant malgré eux. Le registre est plus sec, plus dur, les accélérations plus subites. On danse une inquiétude plutôt qu’une quiétude, dans un suspense permanent. Bien entendu, nous sommes toujours dans cette philosophie si unique de la danse où les corps chantent une architecture ultra-précise alors que l’angle droit est éliminé, où les dynamiques des trajectoires aspirent à une légèreté inégalable.
A la création de Zeitung, les danseurs interprétaient une utopie. Ils évoluaient sur la planète De Keersmaeker, à l’abri des bruits du monde. La musique était leur référence principale, parfaitement suffisante. Mais le monde a changé, et avec lui la façon d’aborder la danse. La vie n’a cessé de se durcir. Zeitigung incarne ce regard d’une nouvelle génération, posé sur une œuvre antérieure. Un fil rouge à la main, ils mesurent l’espace, et quand ils n’interviennent pas sur le plateau, ils observent leurs camarades, depuis les côtés, comme pour mieux s’approprier cette danse par la réflexion. Ils amènent aussi leurs personnalités, avec des petits échos de break dance ou d’arts martiaux, toujours dans un dialogue intense avec l’écriture de la fondatrice de Rosas.
Le dialogue si fructueux avec l’histoire musicale est une constante chez De Keersmaeker. Aussi on retrouve Alain Franco au piano, déjà présent en 2008, dans Zeitung, en tant que co-créateur de la pièce. Franco aussi est à la fois dans la création et en dehors, la suivant depuis le plateau, en premier observateur. Franco incarne ce fil rouge, désormais tendu à travers l’histoire musicale allemande, de Bach à Schoenberg, en passant par Brahms et Webern, en alternant entre sonates pour piano et mouvements symphoniques, enregistrés. Zeitigung pose un regard distancié, dans le meilleur sens brechtien du terme, sur l’univers chorégraphique d’Anne Teresa De Keersmaeker. Un regard éclairant et ouvrant une nouvelle époque dans la vie de Rosas.
Thomas Hahn
Vu au Théâtre des Abbesses, dans le cadre du Portrait Anne Teresa de Keersmaeker du Festival d’Automne
Jusqu’au 18 novembre.
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