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: « Zaoum » de Cindy Van Acker

Une liturgie chorégraphique autour d’un abîme moral, un cri sourd et dansé face à la violence et la mort.

On peut déceler dans Zaoum, la création la plus récente de Cindy Van Acker, la radicalité et la poétique de l’apocalypse d’un Roméo Castellucci. Les deux artistes ont en effet collaboré sur trois productions, dont L’Inferno créé en 2008 au Festival d’Avignon et dernièrement Moses und Aron de Schönberg à l’Opéra Bastille [lire notre critique].

Mais aussi une épure non négociable qui appartient entièrement à cette Flamande qui a fait sa carrière de chorégraphe à Genève et a présenté, son travail pour la septième fois depuis 2003 aux Rencontres Chorégraphiques Internationales. Et on la trouve ici plus déterminée que jamais.

Zaoum se divise en un tableau noir, un tableau blanc, un tableau gris et un dernier, où l’on construit, à l’aide de bâtons et de tissus, une sorte de jardin japonais, avant de faire disparaître les humains sous des tissus.  « L’obscurité sera quasiment totale », nous prévient-on avant d’entrer dans la salle, où Zaoum débute en investissant la frontière du visible, la frontière de la vie. Sur le plateau, seuls des bras et des jambes sont visibles, tels des fragments de corps suspendus dans un clair-obscur oppressant, formant malgré elles une composition de sculptures chimériques, dans un tableau des plus rigoureux. La chair est saisie par les dents et pointée comme l’un des lieux de la désolation. Sur les rotules, on pousse un long cri muet.

Attention absolue

Très lentement, la lumière se lève, à la manière de l’aube, et retire le voile nocturne qui avait couvert ce qui rappelle maintenant un champ de bataille, si ce n’est un monument aux morts conjurant la mémoire de ceux qui ont péri sous la hache de la grande Histoire. Mais le corps n’est ici pas confiné à la position de victime. Il est corps pensant, signifiant, manipulateur, le plus souvent entravé, parfois tremblant, subissant divers poids concrets et métaphoriques. Ceux qui tiennent debout apportent alors leur secours et leur consolation.

Dans Zaoum, l’attention des uns pour les autres et de tous pour tous restitue l’égard porté par Luigi Nono aux victimes de la répression sur les chantiers navals de Gdansk : Quando stanno morendo. Diario polacco N. 2. A propos de son Diario, le compositeur note: « Je le dédie aux amis et camarades polonais qui, en exil, dans la clandestinité, en prison, au travail, résistent - qui espèrent tout en étant désespérés, qui croient tout en étant incrédules. » Croyance et espérance affrontent la désolation, là où Van Acker trouve un territoire de prédilection pour son univers chorégraphique qui interroge les limites de la cohésion intérieure et du supportable.

Poètes de l’Est

Le Diario polacco N. 2 chante les ténèbres lumineuses  de Velemir Chlebnikov, Boris Pasternak  et autres Czelaw Milosz,  puisées dans leurs poèmes, ici chantés jusqu’à isoler chaque phonème comme Van Acker isole les membres suspendus (ne vient-elle pas de créer, en avril 2018, une pièce intitulée Speechless Voices ?) comme pour transposer ce principe du mouvement Zaoum selon lequel la force des mots est à chercher dans leur sonorité, avant même de songer au sens ?

Nono donne la parole à Chlebnikov, figure centrale du mouvement Zaoum : « Au moment de mourir, les chevaux chantent / Au moment de mourir, les herbes s’attristent / Au moment de mourir, les soleils s’éteignent / Au moment de mourir, les hommes chantent… » Et Van Acker donne la parole à sa propre fille, Elia, qui danse sur scène et récite, en off, de sa voix d’enfant, des textes sur la mort.

Zaoum d’hier… et de demain ?

Zaoum traite d’une fin absolue et d’un début total, car des mouvements comme Zaoum ou Dada croyaient encore en un absolu, fut-ce celui de la table rase. Peut-on créer aujourd’hui une danse « zaoum »? La radicalité ici conjurée peine à trouver une résonance avec notre époque. Le futurisme, le romantisme qui se cache derrière la quête d’une révolution totale ont laissé la place au nihilisme. Croit-on aujourd’hui encore aux vertus de la déconstruction artistique, au moment où les sociétés se déconstruisent sous nos yeux? Peut-on aujourd’hui concevoir, comme Chlebnikov il y a un siècle, le démantèlement de l’ordre mondial comme acte poétique ?

Nono composa son Diario en 1982, au moment où la mouvance des années 1970 commence à mettre de l’eau dans son vin. C’est une œuvre de résistance, mais une œuvre marginale. Chorégraphier aujourd’hui sous son empreinte, chorégraphier comme Van Acker dans Zaoum, c’est être en retard sur l’Histoire. Ou bien, être en avance… Entretemps, le gestus très démonstrateur et didactique de cette balade aux abords du néant produit un décalage qui plonge le spectateur dans un état céphalalgique aigu.

Thomas Hahn

Spectacle vu le 1er juin 2018, MC93 – Bobigny dans le cadre des Rencontres internationales de Seine-Saint-Denis

 

Chorégraphie : Cindy Van Acker
Scénographie, construction : Victor Roy
Musique : Quando stanno morendo. Diario polacco N. 2 de Luigi Nono
Musique épilogue : Samuel Pajand
Voix poèmes : Elia Van Acker

Interprètes : Stéphanie Bayle, Marthe Krummenacher, Gennaro Lauro, Francesca Ruggerini, Raphaëlle Teicher, Elia Van Acker, Rudi van der Merwe, Daniela Zaghini

Lumières : Luc Gendroz
Programmation informatique : Khalil Klouche
Costumes : Kata Tóth

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