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« Yo Carmen » : Interview de Maria Pagés

Ayant présenté Yo Carmen au festival Cadences, Maria Pagés explique son approche iconoclaste de la femme fatale andalouse, née de l’imaginaire de Prosper Mérimée.
Vers un flamenco féministe ?

Danser Canal Historique : Votre regard sur l’histoire et le personnage de Carmen prend les attentes du public à contrepied. Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous attaquer, au sens fort du terme, à ce classique ?

Maria Pagés : Je suis née à Séville, je suis une femme, je suis danseuse et chorégraphe. Dans ce cas on attend de vous que vous suivez les stéréotypes féminins. Vous pouvez imaginer combien de fois on m’a proposé de faire une Carmen. J’en ai toujours eu une appréhension certaine puisque je considère le personnage comme l’incarnation d’un fantasme masculin. C’est un homme qui raconte son histoire. Et si on donnait la parole à Carmen? Il a fallu que j’arrive à maturité pour comprendre comment je veux aborder ce personnage, pour donner la parole aux femmes et faire éclater la vérité de Carmen.

DCH : Vous introduisez beaucoup d’éléments de la vie au quotidien, et il me semble que cela tire le flamenco sur un terrain qu’il n’a pas l’habitude d’aborder.

M.P : Nous voulons raconter la vie d’une femme réelle, qui éduque ses enfants, qui travaille. Une femme forte mais aussi fragile. La voisine, la copine, la femme que nous aimons, la femme normale et pas la femme « idéale ».

DCH : Vous dansez votre grand solo avec un sac à bandoulière. Ce n’est pas un accessoire habituel dans le flamenco. Qu’y mettez-vous ?

M.P. : Dans Yo Carmen, il y a beaucoup d’objets. Les éventails, les livres, les ustensiles de nettoyage et les sacs. Ce sont des symboles. Prenez l’éventail qu’on associe à l’Espagne et à Carmen. Ici nous commençons la pièce en ouvrant les éventails dans le silence. Et chaque fois que je le fais, c’est comme si j’ouvrais mon âme. Ouvrir un livre c’est ouvrir l’accès à l’éducation. Nous savons bien que le statut de la femme souffre du fait que les femmes ont conquis l’éducation tardivement. Elles ont souvent fermé les livres pour s’occuper des enfants, pour être infirmières etc.

DCH : Et les sacs ?

M.P. : Toute la personnalité, toute la vie d’une femme est comme un livre ouvert quand on voit le contenu de son sac. C’est pour ça que nous dansons avec un sac.

DCH : Yo Carmen nous parle des angoisses et des rêves de cette femme « ordinaire ». La pièce prend carrément des allures de spectacle-manifeste !

M.P. : Oui! (elle rit) Je danse parce que j’aime danser et créer. C’est un privilège. En même temps ce que nous faisons doit aussi avoir une utilité pour la société, pour la vie.

DCH : Vous faites ici de Carmen une porte-parole de revendications féminines. Qu’en est-il du statut de la femme dans le monde du flamenco ? Par exemple, à travail égal, les femmes sont-elles payées autant que les hommes ?

M. P : Dans ma compagnie, oui! Puisque l’impresario, c’est moi. Mais il est vrai que dans la société en général, la parité n’est pas encore acquise.

DCH : Yo Carmen ne donne pas seulement la parole à la femme réelle, mais aussi aux grandes figures féminines de l’histoire de la danse. On y trouve une évocation de Martha Graham, de Loïe Fuller, de Mary Wigman et de Pina Bausch. Et quand vous chantez nous sommes dans l’univers d’Yvette Guilbert. Et Mère Courage de Brecht n’est pas loin non plus.

M.P. : Pour moi, toutes les femmes que vous venez de citer ont toujours incarné une espérance. Bien sûr qu’elles m’inspirent et que je restitue ce qu’elles m’ont apporté. Je sais bien qu’en quelque sorte je suis comme une éponge. Et bien sûr qu’on peut aussi voir chez moi un bras aussi long que chez Carolyn Carlson.

DCH : Votre site internet nous accueille par un grand « flamenco organico ». Est-ce un concept ou juste un slogan ?

M.P. : Presque tout le monde pense que le flamenco surgit spontanément, d’une inspiration instantanée. Mais le flamenco est un art contemporain, très riche et porteur d’une histoire. Il se crée comme dans un corps constitué de différents organes. Ces organes seraient ici la danse, la musique, les costumes, la scénographie, les objets, les lumières... Ca fait beaucoup de personnes qui travaillent ensemble pour créer un spectacle qui est comme un corps. Je danse parce que j’ai une inspiration et tout est espontaneo ? Non, non, non! Il y a tellement de travail derrière tout ça.

DCH : On voit peut-être le flamenco comme l’émanation d’une inspiration spontanée, mais aussi comme une fin en soi, comme une danse qui aime se rendre hommage dans le contexte de la fête. Dans Yo Carmen, le flamenco est, au contraire, toujours au service d’un personnage, d’une dramaturgie, d’une idée...

M.P. : La richesse du flamenco vient du fait qu’il retrace un chemin vital très intéressant. Le flamenco est né dans la rue, d’émotions et de revendications. Rien à voir avec les danses de cour. Plus tard, on a développé le flamenco pour devenir une danse d’auteur. Et ça veut dire que le flamenco a encore beaucoup de potentiel pour grandir. Par exemple je travaille avec beaucoup d’artistes d’autres expressions, comme Sidi Larbi Cherkaoui, Mikhaïl Barychnikov ou Placido Domingo. Le flamenco a encore beaucoup de choses à donner et à recevoir.

Propos recueillis par Thomas Hahn
à Arcachon, le 24 septembre 2017

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