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« Y’en aura pour tout le monde » de Petter Jacobsson et Thomas Caley

La deuxième partie du festival de danse du Ballet de Lorraine qu’est, de fait, la quintessentielle programmation que dissimule à peine le titre ironique « Y’en aura pour tout le monde » a permis de découvrir ou de redécouvrir trois œuvres du répertoire moderne et postmoderne. 

Pour commencer, For Four Walls (2019) de Petter Jacobsson et Thomas Caley, sous influence cunninghamienne, avec la composition pianistique éponyme de John Cage qui date de 1944 ; puis une assez brève chorégraphie de Merce Cunningham, Sounddance (1975), son style s’étant débarrassé des éléments dadaïstes et surréalistes des débuts dans une œuvre accompagnée d’une musique fracassante de David Tudor et enrichie d’un fond de scène en drapé et de costumes assortis signés Mark Lancaster ; enfin, après l’entracte, Songs from Before (2009) de Lucinda Childs, avec une composition de Max Richter, citations d’Haruki Murakami à l’appui, et une scénographie et des costumes de Bruno de Lavenière, le tout interprété par le Ballet de l’Opéra national du Rhin. Ne manquait à ce gala « Grand Est » qu’une troupe de Champagne-Ardenne.

Avec For Four Walls, Jacobsson et Caley ont démontré que la danse, comme le théâtre, voire l’art en général, n’a rien de « naturel », même pour des adeptes de macrobiotique comme Cunningham and Co ou des experts en champignons tels que Cage. Les auteurs du Ballet de Lorraine ont imaginé une chorégraphie fondée la prolifération de motifs visuels que peuvent être des corps de danseurs redoublés par leurs reflets sur trois pans de glaces ouvrant à l’infini la perspective de la scène. Ce chatoiement fait foule avec simplement dix-huit interprètes (ce qui n’est déjà pas si mal), hommes et femmes étant à parité. Par leur disposition en accordéon, les murs renvoient les images d’images. Le doute est permis sur la présence réelle ou virtuelle des danseurs dans un point de l’espace grâce au savant éclairage d’Éric Wurtz  qui jamais ne déforme ou floute les corps, contribuant à l’élargissement du plateau dans sa largeur comme en sa profondeur.

Galerie photo © Laurent Philippe

La composition de Cage est limpide, pour ne pas dire minimaliste. Brillamment interprétée live par une Vanessa Wagner elle-même dupliquée par une glace à deux faces, la musique est syncopée sans aucun effet de trémolo. Elle rythme l’écoulement, cinquante minutes durant. Le compositeur a décrit sa partition : « C’est plein de passages répétés, tout est écrit pour les touches blanches du piano, c’est en sol majeur. » La pianiste distribue à qui veut l’entendre ce discontinuum de sons brefs et sourds espacés de silences parfois prolongés, susceptibles de découper le ballet en plusieurs tableaux. Ces variations de tempo, d’intensité et d’ampleur donnent du relief sonore à une danse animée par l’horreur du vide. En un premier temps, chaque interprète est immobile, face au miroir, puis s’active à sa tâche, cherche à former couple avec un partenaire et mêlée avec le reste de la troupe. Avant dispersion en tous sens. Nous avons été sensible aux subtiles variations – notamment à celle de Céline Schœufs, juste à chaque instant. Un parti pris abstrait gouverne l’œuvre.

Par contraste, curieusement, Sounddance de Merce Cunningham paraîtrait presque anecdotique, narrative, ou en tout cas burlesque. Raisons sans doute pour lesquelles, ainsi que l’observent Jacobsson et Caley, cette pièce relativement courte est « la plus appréciée du public et de la critique. » Les mouvements de torse, les torsions de tête, les passages à l’unisson, les capricieux changements d’axe installèrent au début des années 70 le style de Cunningham après une assez longue période sous le signe de Dada ou du surréalisme. On sent encore dans Sounddance une certaine malice dans le pastiche des portés à l’ancienne et dans le final littéralement ubuesque, avec l’évacuation des danseurs l’un par l’autre, l’un à la suite de l’autre, en direction du royaume de la mort ou, ce qui revient au même, de l’oubli que représentent les coulisses. Chacun traverse alors le rideau rococo aux draperies mordorées de Lancaster et passe à la trappe comme dans le théâtre de Jarry. 

Photos © Laurent Philippe

Nul besoin de commenter la pièce de Lucinda Childs, Songs from Before, vue récemment à Mulhouse et dont votre site préféré a traité il y a peu (lire notre critique). Le plus intéressant étant l’événement de la venue des Alsaciens en territoire lorrain. Le changement de cadre ou de conditions de représentation d’un même ballet et la réception du public sont somme toute différents. Il nous a semblé que l’immense plateau de la Filature maintenait à distance les spectateurs auxquels était destiné un objet à contempler. Les danseurs étaient réduits à des signes en noir et blanc ayant à se déplacer dans le dispositif optico-cinétique de Bruno de Lavenère.

Le côté ascétique de la démarche de Lucinda Childs allait bien avec le grand plateau de Mulohouse où se découpaient en tranches et en échos visuels les corps et les gestes, comme dans les études photographiques de la locomotion de Muybridge ou les analyses du mouvement de Marey. À l’opéra de Nancy, le resserrement du lien danseurs-spectateurs aidant, si la fascination a été brisée il est resté loisible de découvrir maints détails entrevus du diabolique dispositif – l’auto-éclairage par leds des panneaux mobiles, par exemple. Et, surtout d’identifier, d’humaniser les pièces motrices du ballet que sont les interprètes jusque-là fondus dans la mécanique chorégraphique, la beauté plastique du décor et les uniformes en noir et blanc.

Nicolas Villodre

Vu le 31 mai 2023 à l' Opéra national de Lorraine
Ballet de Lorraine - CCN

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