« Wade in the Water » : Cie 14:20 défie la gravité
Le titre de la nouvelle création de la Cie 14:20 se réfère à Wade in the Water, chant gospel ayant joué un rôle aux Etats-Unis, dans la lutte des esclaves pour la liberté. Il y est question de marcher dans l’eau, à contre-courant voire pour tromper les chiens des maîtres-esclaves. Il faut alors lutter contre la gravité puisque sur un sol marin ou fluvial, les pieds s’enfoncent dans la boue à chaque pas.
Deux discours historiques de Martin Luther King évoquent la liberté et la mort comme seule possibilité d’échapper à la servitude au temps de l’esclavage. Y répond le drame d’un homme interprété par le danseur Aragorn Boulanger qui finit par se pendre dans sa chambre. Il prend alors son envol, dans un ralenti qui ne renie jamais complètement la gravité.
Apesanteur = liberté ?
Il est vrai que sur scène, l’apesanteur est loin d’offrir la liberté à laquelle on aime communément l’associer dans ses songes. Pour suggérer qu’on pourrait dépasser l’attraction terrestre, il faut non seulement dépasser mais surtout inventer d’innombrables contraintes techniques qui nécessitent ici la présence (il faudrait dire: l’absence) de sept techniciens invisibles pour le public (sauf aux saluts). Et ce qu’on récolte, inévitablement, est un échec paradoxal. Car au lieu de dégager l’acteur de l’emprise de la gravité, on lui impose de lutter contre elle. Au lieu de la coller au sol, on la met en scène et la rend visible, par la tentative même de s’en dégager.
Dans Wade in the Water, la Cie 14:20 relève une nouvelle fois ce défi, après une étude exhaustive et très chorégraphique de la semi-pesanteur dans le spectacle Vibrations, et après avoir mené des recherches aux côtés de Kitsou Dubois, pionnière de la danse en impesanteur. L’état de corps chez Boulanger est celui d’une balade sur la lune ou d’une plongée sous l’eau: Un entre-deux gravitationnel. Dans deux très beaux face à face avec la danseuse Ingrid Estarque et l’acteur Clément Debailleul, le dialogue s’engage entre un corps sou mis aux conditions terrestres et l’autre, investi de rêve.
Bégaiement = dédoublement
Wade in the Water se joue et danse sans paroles. Deux danseurs, un comédien, un drame familial, la banalité de la vie et quelques tours de magie sont les ingrédients d’une réflexion sur la liberté, aux frontières du réel. Une chute ou la traversée d’une pièce peuvent s’interrompre pour reprendre après un noir, tout en avançant dans l’espace, vers un point d’arrivée. Le mouvement est ainsi décomposé en plusieurs dimensions. Séquencé comme dans la chronophotographie, il bégaye et parfois se dédouble quand le danseur investit parallèlement deux déplacements qui se superposent.
Quand Ingrid Estarque esquisse une sorte de krump dans la cuisine familiale, elle n’a pas besoin de voler pour défier le réel. Sa danse est un tour de magie en soi. Quant à la partie très théâtrale de Wade in the Water, elle nous plonge dans une ambiance de physical cinema à la britannique, comme si un certain Edward Bond avait mis sa touche. A l’instar des corps qui hésitent entre envol et descente sur terre, le suspense même de cette création reste suspendu entre aspiration et dégonflement, et c’est justement cet état peu définissable qui porte, jusqu’au bout, la nouvelle création de 14:20, bientôt artistes associés au Théâtre du Rond Point.
Thomas Hahn
Spectacle vu le 13 décembre 2016 au 104, Salle des 400
Programmation hors les murs de Chaillot-Théâtre National de la Danse
Du 13 au 24 décembre 2016
conception et mise en scène : Clément Debailleul et Raphaël Navarro
avec : Marco Bataille-Testu, Aragorn Boulanger, Ingrid Estarque
chorégraphie : Aragorn Boulanger
dramaturgie : Valentine Losseau
lumières : Elsa Revol
scénographie : Céline Diez
écriture : Aragorn Boulanger, Clément Debailleul, Valentine Losseau, Raphaël Navarro, Elsa Revol
musique originale : Ibrahim Maalouf
illustrations originales : Bertrand Nodet
direction technique : Eric Bouché-Pillon
régie générale : Khalil Bessaa
construction : Willy Defresne, Bernard Painchault
costumier concepteur : Elsa Battaglia
costumier réalisateur : Caroline Schaller
accessoires électroniques : Antoine Meissonnier
accessoires magiques : Manon Dublanc
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