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« Une Passion dévoilée » par Claude Brumachon et Benjamin Lamarche

Le festival Faits d'Hiver a pour usage de commander à des interprètes ou des chorégraphes – avec un penchant pour ceux qui cumulent les deux statuts – des conférences dansées. Certaines sont restées comme des références du genre – La 5ème position (2007) d'Andréa Sitter ou Nijinskov (2011) de Fred Werlé par exemple – et celle que Benjamin Lamarche et Claude Brumachon proposaient pourrait bien rejoindre ce panthéon.

Cas assez unique, on a fini par les appeler « les Brumachon » pour matérialiser ce que la collaboration et la connivence entre Claude Brumachon, ci-devant chorégraphe, et Benjamin Lamarche, réputé interprète, peut avoir de précieuse et rare. Mais outre qu'ils forment un couple d'artistes exceptionnels, leur parcours ne l'est pas moins qui s'étend sur plus de quarante années passées au rythme de 152 créations, excusez du peu !

Et les voilà sur le plateau, avec le même enthousiasme qu'il y a quelques décennies quoi que les corps portent déjà assez de marques pour rappeler ce qui est passé et que l'on redécouvre ici et maintenant. Il se sont installés sur deux chaises, côte à côte, un support devant eux, et se lancent dans une variation assise en parfait unisson. Derrière, le long du mur – le fameux mur du Regard du Cygne qui est en lui seul un décor et une histoire – des valises. Au moins une dizaine. Valises, chaises, foison de costumes débordants et en apparent désordre. Rien d'autre pour la scénographie. Voilà qui parle aux vieux grognards de la danse contemporaine, blanchis aux « projos » des salles plus ou moins disparues ou tellement modifiées, d'une époque ancienne faite de bricolage et d'énergie. Pour ceux-là, cette conférence-spectacle des « Brumachon » tient du doudou générationnel.

Composée sur un principe chronolo-divaguant, à savoir que cela suit le fil du temps avec des hésitations, des retours et des ellipses, ça commence en 1981 avec le premier duo du couple dans des costumes fait maison en laine colorée à rafler tous les concours de pull de Noël pour les cinquante prochaines années ! Un must, mais à partir duquel les deux peuvent tout se permettre : si le ridicule avait dû tuer ce serait déjà fait. Alors ils s'amusent, se moquent d'eux-mêmes, glissent des confidences sur des ratés ou des déceptions. Tout est dit de la période des oiseaux divers, Fous de Bassan, corneilles et autre moineaux, caractéristique des débuts, jusqu'à la première grande date, Texane (1988) dont le chorégraphe révèle combien elle porte de douleur autobiographique. Puis la saga de Folie (1989) fait déraper le propos car à vouloir suivre la carrière foisonnante de cette œuvre majeure, le propos s'envole à travers le monde et les interprètes (ils sont plus de 150 à s'être déjà glissés dans cette gestuelle). Et voilà les « Brumachon » à Lagos, Buenos Aires, le Kazakhstan et Nantes. Avec le petit clin d'œil via Barbara pour évoquer la création du CCN local rapidement évacué par une autre saga à succès, celle des Indomptés (1992) pièce remontées à 26 reprises et par presque autant d'institutions, de l'Opéra de Paris à la Scala de Milan (série en cours)…

Galerie photo © Laurent Pailllier

Et tête à queue, retour aux tout débuts, en 1978 avec Catherine Atlani. Le parcours reprend en égrenant les pièces, autant de souvenirs pour les vieux grognards, qui se rengorgent d'un « j'y étais » sonnant comme un honneur. Evidemment beaucoup d'émotion en voyant réapparaitre au détour les évocations de quelques disparus, Philippe Cohen pour le JBF (et les Indomptés) ou Amélie Grand dont il est opportun de rappeler le rôle que la grande dame des Hivernales joua dans la création d'Icare (1996), autre chef d'œuvre du couple. Le petit shot de nostalgie pour cette période où tout était possible et dont on oublie que rien n'y était accessible… Magie de la mémoire partagée avec ces deux belles fougues qui font renaître aussi le paysage de leur épopée. 

Ou bien, est-ce parce que l'ayant partagé avec eux, les vieux grognards, en plus de leurs problèmes de lunettes, ont des trous de mémoires ? Est-ce que tout ceci peut intéresser plus largement ? La véritable ovation des saluts ne préjuge en rien de cet intérêt tant l'assistance était gagnée d'avance, en revanche certains qui n'avaient rien vécu de cette utopie et se trouvaient parmi les spectateurs en semblaient tout aussi ravis… La nostalgie joyeuse aurait-elle des vertus contagieuses ? 

Ou bien, derrière ce « memoralia pour une époque défunte », faut-il supposer que se dit aussi quelque chose de la force de la création, de la relation entre la biographie et l'œuvre, de ce qui fait la force de la conviction. De ce qui fait aussi, car la dimension n'en peut être évacuée, de cette invraisemblable puissance de la relation entre le danseur et son chorégraphe et réciproquement.

Indéniablement, cette Passion dévoilée se partage autant sur le plateau que dans la salle, permettant au public de saisir le ressort créatif et la danse. Dès lors, cela dépasse les vieux grognards, qui n’en ronronnent pas moins de plaisir dans leurs souvenirs. 

Philippe  Verrièle

Vu le 1 février 2023 au Regard du Cygne, Paris, dans le cadre du festival Faits d'hiver.

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