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Une ancienne de Rosas et C. de la B. à l’Odéon

Avec Krysztof Warlikowski, Wajdi Mouawad et Isabelle Huppert, l’affiche de Phèdre(s) réunit trois vedettes dont on est en droit d’attendre du grand spectacle. On sait aussi qu’avec la star polonaise de la mise en scène, on en prendra plein les yeux en matière de décors et de vidéos. La surprise de Phèdre(s) vient donc de la danse, même si elle n’est pas forcément une révélation. Le reste non plus, par ailleurs.

 

De plus en plus, les spectacles de Warlikowski sont l’exemple-type d’un théâtre qui épouse de l’intérieur un système ou une évolution sociétale qu’il prétend dénoncer. Cupidité, voyeurisme, obsession sexuelle, régression et décadence, narcissisme et nihilisme. De plus en plus, Warlikowski apparaît comme le prisonnier de son propre système, d’une imagerie qui tourne en rond.
 

« Danseuse arabe »
 

L’artiste chorégraphique invitée est la première à en faire les frais. Elle doit ici danser en jouant le rôle d’une danseuse, ce qui est en soi un défi tout à fait intéressant. Mais la feuille de salle indique un drôle de personnage pour Rosalba Torres Guerrero: « danseuse arabe ». La voilà obligée, lors de sa seconde apparition, à livrer une sorte de caricature d’agitation aguichante, entre show érotique et danse orientale. On regrette alors sa présence mythologique en ouverture du spectacle, quand elle met ses lignes de Barbie au service d’Aphrodite, encore drapée d’une noblesse certaine.

 

Guerrero a tout de même interprété des spectacles de Platel, De Keersmeaker, Dupuy, Bagouet, Decouflé et Montet, sans oublier sa première création chorégraphique, présentée au Théâtre National de Chaillot (Pénombre, 2011). La voici sur le plateau de l’Odéon, enfermée dans les stéréotypes des industries du désir. Et puis, que signifie « danseuse arabe »? Si les choses sont plus claires pour Norah Krief, excellente Œnone et envoûtante « chanteuse arabe » (ce qui désigne donc le fait de chanter en langue arabe le très passionnel Al-Atlal rendu célèbre par Oum Kalthoum), on ne voit pas trop en quoi la danse de Guerrero serait « arabe ».

 

Les phantasmes partent donc dans tous les sens. Avec Huppert (tour à tour Aphrodite, Phèdre et l’écrivaine Elizabeth Costello, personnage inventé par J.M. Coetzee), Agata Buzek (Strophe, de L’Amour de Phèdre de Sarah Kane) et Guerrero (une Aphrodite déchue en danseuse de cabaret), Warlikowski s’offre trois femmes fatales et au public trois Huppert pour le prix d’une. Car malgré le pluriel (mis entre parenthèses) du titre, nous avons affaire, au fond, à un show d’actrice qui ne dit pas son nom.
 

Désirs d’images

 

Au sein du monde représenté dans Phèdre(s), caricature du monde qui est le nôtre, la rencontre avec des mythes et leur histoire est remplacée par un service de livraison rapide d’images spectaculaires, de chair, de dégout et de pulsions. L‘amour est supplanté par le désir de consommer, de se remplir, de combler un vide béant. De cette vacuité, le décor de Phèdre(s) offre une mise en perspective parfaite, dans toute sa vanité. Du palais royal appartenant à une culture millénaire, on passe à une salle de douche au carrelage délabré, cent fois trop grande pour l’usage préconisé. Quand la chambre d’Hippolyte (celui de Sarah Kane, beau-fils de Phèdre), énorme cube vitré, entre en scène tel un palais dans un palais, le vide est comblé par un autre vide.

 

Si dans ce méta-spectaculum, l’image prime sur le texte, l’univers de Sarah Kane s’en porte plutôt bien. Mais l’écriture de Mouawad est broyée par la diction savamment négligée d‘Huppert, censée être rattrapée par la sonorisation. Elle ne l’est qu’à la fin, quand le talk-show avec l’écrivaine intègre le micro dans la mise en scène.

 

Mouawad a pourtant des choses à nous dire sur le lien entre l’état actuel du Proche-Orient et les  guerres à l’époque de Sénèque. Mais Warlikowski brouille les pistes. Seule Costello préserve son intégrité, mais elle ne s’appelle pas Phèdre et intervient après une véritable césure, étant interviewée comme si nous étions déjà dans le cadre des Scènes imaginaires du Théâtre de l’Odéon, où Warlikowski sera l’invité du samedi 9 avril. Pourra-t-il alors démêler les (beau-) fils ?

 

En faisant de Phèdre et de Strophe deux fashion victims, et presque des clones, en malaxant les univers de Kane, de Sénèque et d’Euripide (avec une suprématie accordée à Kane, la plus croustillante), dans une esthétique de magazine de mode, Warlikowski prive chacun de ces regards de son acuité et de sa profondeur. Le résultat donne une idée de ce qui arriverait si on demandait à un chorégraphe de comédie musicale de créer une pièce à partir de Bausch, Massin et De Keersmaeker.

 

Bausch et autres ont connu des césures majeures dans leurs parcours de créateurs et  De Keersmaeker se réinvente en permanence. La méthode Warlikowski, qui a fait sensation il y a un quart de siècle, s’est transformée en bulle spéculative: « The show must go on », toujours plus haut, toujours plus fort. Un autre Warlikowski est-il encore possible?
 

Thomas Hahn

 

Phèdre(s) - création
17 mars-13 mai 2016 / Odéon 6e
de Wajdi Mouawad / Sarah Kane / J.M. Coetzee
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
avec Isabelle Huppert
et Agata Buzek, Andrzej Chyra, Alex Descas, Gaël Kamilindi, Norah Krief, Rosalba Torres Guerrero

 

http://www.theatre-odeon.eu/fr/2015-2016/spectacles/phedres

 

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