"Study #3" de William Forsythe
Ça commence comme une déflagration : les danseurs explosent littéralement leur groupe, en se dispersant à toute vitesse sur le plateau sur fond de sifflements de missiles. L’urgence est totale. L’énergie radicale.
Study#3 est un condensé de l’écriture de William Forsythe qui s’appuie sur ses trente ans de répertoire (de 1985 à 2013) en re-présentant littéralement les éléments vocaux et gestuels qu’il a pu imaginer pour ses nombreuses chorégraphies. Tout Forsythe en un seul spectacle pour la dernière œuvre inscrite au répertoire de sa compagnie qu’il quitte cette année.
Pour autant, même si l’on retrouve des bribes de ses précédents spectacles ou que l’on croit reconnaître des citations, Study#3 n’en est pas moins un spectacle à part entière même s’il donne à voir, de façon magistrale, quelques uns des modes de composition du chorégraphe piochés ici et là.
Ce qui ressort reste cette déstructuration qui s’attaque aussi bien aux gestes qu’au verbe comme pour souligner que la danse, comme l’inconscient, est un langage et que celui-ci n’existe qu’en prélevant du sens dans un corpus ou un corps commun.
Sur le mouvement, ce travail est à l’œuvre dans des dislocations, ou dans de subtiles réarticulations de segments anatomiques. Du coup, l’œil peine à réinterpréter le schéma corporel qui apparaît alors comme inédit. Le même traitement est appliqué au langage qui se défait, comme dans Hétérotopia (dont on distingue, au passage, quelques citations) pour se réinventer autrement. Le langage, proféré au micro par épisode, se délite, ou est parasité par le souffle qu’il produit, ou devient inaudible à force de chuchotement. Tous procédés qui délivrent une sorte de question-réponse sur le mythe de l’homme pétri par la parole et une perspective – assez effrayante, il faut bien l’avouer – sur la culture aujourd’hui, dont l’universalité a disparu sous la pression de la multitude d’informations qui déferlent dans une absence de référence commune.
De même, la chorégraphie trace des lignes de force (comme dans One flat thing reproduced, par exemple) puis les dissout presque instantanément, ou s’amuse à mettre en parallèle un danseur aux gestes hyper précis et vectorisés à un autre qui noie la forme grâce à une fluidité gestuelle quasi organique. Ou bien, rabâche un mouvement simple jusqu’à ce qu’il apparaisse étrange – sinon étranger. Seule certitude, tous les danseurs de la compagnie ont une sorte de génie de la connectivité interne à chaque mouvement. Même si Forsythe joue à la pertruber dans de curieux comportements parasites comme si le corps n’était plus certain et unifié mais désarticulé et improbable, comme pour insinuer un doute sur la définition même du corps dansant.
Alors les corps chutent dans un désordre qui semble les éclater, les morceller, les fragmenter, tandis que les voix et les cris sont déformés par un traitement spécial qu’il s’agisse de chants d’oiseaux ou d’un ton vocal qui finit par ressembler à Donald Duck !
Le tout donne lieu à des moments ahurissants de virtuosité, notamment un danseur en gris qui semble voler, mais aussi à des scènes extrêmement drôles, avec un duo « ronfleur-siffleur », l’impossible récit de David Kern (qui reprend aussi quelques instants de Yes we Can’t), ou un pastiche de variations classiques.
Tout s’enchaîne avec une célérité incroyable qui ne permet absolument pas de distinguer un quelconque « montage » si tant est qu’il y en ait vraiment un. C’est d’une beauté inouïe, d’un équilibre qui est une merveille d’instabilité, de profondeur et d’exigence, jusqu’à un pas de deux final d’une douceur qui tient du miracle.
Bref, c’est un mélange extraordinaire, une grandiose leçon d’intelligence chorégraphique, qui abolit sûrement les limites de la danse, et une déclaration d’amour à ses danseurs aussi, sans doute, tant chacun d’entre eux est définitivement exceptionnel, unique, brillantissime.
À ne rater sous aucun prétexte !
Agnès Izrine
TNP Villeurbanne dans le cadre de la Biennale de la danse de Lyon
Chorégraphe : William Forsythe
Musique : Thom Willems — Danseurs : Yoko Ando, Dana Caspersen, Katja Cheraneva, Frances Chiaverini, Roderick George, Brigel Gjoka, Amancio Gonzalez, Josh Johnson, David Kern, Fabrice Mazliah, Nicole Peisl, Natalia Rodina, Jone San Martin, Yasutake Shimaji, Jermaine Spivey (invitée), Spenser Theberge (invité), Ildikó Tóth, Riley Watts, Ander Zabala
En tournée :
Du 05/12/2014 au 12/12/2014 au Théâtre national de Chaillot, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
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