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« Strange Fruit » d'Emmanuel Eggermont

Lorsqu'Emmanuel Eggermont s'avance sur une scène, toujours l'accompagne le spectre iconique que le chorégraphe Raimund Hoghe en a forgé. Soit une figure parfaite de l'énigmatique éphèbe, avec laquelle notre regard spectateur doit se battre pour déceler des traits plus abrasifs. A cette aune, c'est peu de dire que ce danseur et chorégraphe administre une impressionnante leçon de puissance chorégraphique, dans son solo Strange Fruit.

On n'en finirait pas de décrire les particularités du port de corps d'Emmanuel Eggermont. Notons déjà que dans Strange Fruit il se montre dans une anti-tenue de danse : mocassins, pantalon et chemise – celle-ci boutonnée ras du cou – tirés à quatre épingles dans un bleu nuit pétrole. Enfin une gabardine finit de dessiner une silhouette de film américain des années 50, mais alors follement distinguée. Or ce n'est pas si simple. Car la gabardine peut aussi lui servir à emballer son haut de corps, alors étrangement fantomatique au-dessus d'une danse de marche de jambes interminablement longues.

On en revient là au port de corps proprement dit : discrètes ondulations avec orgueil de cygne, rétroversions du bassin à la façon des matadors, élongations des coordinations dignes d'un escrimeur, raideur altière d'étudiant d'école militaire anglaise, motifs alambiqués de mains et doigts de brodeuse, au bout de bras flottant en cormoran. Tout cela est si allongé, redressé, gravitairement suspendu, tout cela est si calmement conduit de gestes amorcés jusqu'à leur finition, tellement posé, modulé, exposé dans la segmentation orthogonométrique, que la présence altière de ce danseur tient toujours de l'apparition, ouvrant ici à l'évidence, mais là à l'évanescence.

On y trouverait une perfection suspecte, si, dans Strange Fruit, Emmanuel Eggermont ne procédait à quelques renversements renversants. Ses marches posées, délicates, se font sur huit panneaux blancs de polystyrène, chacun de la taille d'une porte approximativement, déposés sur le sol dans un ordre parallélépipédique, quoique non jointifs. D'un ilot à l'autre, le performeur dépose l'assurance du survol de ses pas. Dans un tel contexte, qu'il en vienne à s'abandonner au sol, résonne comme un  événement bouleversant.

Eggermont s'y loge dans un intervalle ménagé entre les panneaux, à l'exact contour d'une tombe. Il y gît. Enfin revenu debout, ayant repris sa procession, voilà qu'il se chausse de semelles métalliques à crampons très tranchants. Un accessoire en totale contradiction avec la grave sérénité méditative qui s'était dégagée jusque là. Les crampons torturent le sol, transpercent le polystyrène. Outre la stridence plus ou moins supportable du cri de la matière, le sage plateau de danse s'en trouve démantelé, brisé. On rêve moins.

Rendu célèbre par le chant de Billie Holiday, Strange Fruit était, originellement, un poème d'Abel Metropol réagissant à l'horreur d'un lynchage d'esclaves africains-américains. La bande-son d'Emmanuel Eggermont se résume à en faire entendre trois versions. Mais plus significative peut-être, la sonorisation de toute la pièce répercute le silence peuplé, inquiet et palpitant, du jardin de l'Evêché d'Uzès, au pied de son mur de Cour d'Honneur à sa taille, où Strange Fruit est montré ; ce soir-là pour la première fois en plein air, et bravant l'orage.

Comment exprimer la violence glaçante de cette situation, creusée au vif d'une illusion de mesure maîtrisée. La blessure du monde se dit tout entière sous les pas du danseur. Il y retrouve d'ailleurs quelque sens profond, voisin de ce qu'il eut à cultiver au service de Raimund Hoghe ; de manière déjà admirable.

Gérard Mayen

Spectacle vu le samedi 18 juin dans le cadre du festival Uzès Danse.  
 

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