« Statue of Loss » de Faustin Linyekula : La mémoire congolaise rétablie
Un rite pour les victimes oubliées des guerres coloniales, du Panthéon à la boîte noire. La mémoire congolaise rétablie.
« Non, je ne suis pas venu vous embêter avec des statistiques ! » Au CDCN L’Echangeur de Château-Thierry, Faustin Linyekula répète sa formule tel un mantra, à grands pas sur le petit plateau, rappelant dans sa dynamique et son geste révolté (mais retenu et précis) la poésie-action d’un certain Julien Blaine (« Il vocifère, il faut s’y faire »). Pas de statistiques, donc. Mais Linyekula cite tout de même quelques chiffres sur les dizaines et centaines de milliers d’hommes et de femmes qui ont servi l’armée belge au Congo dans leur combats contre les troupes allemandes et sont morts, soit sur le champ de bataille, soit comme porteurs, esclaves sexuelles ou autres.
Pas de statistiques, dit-il, puisque celui qui évoque, en Europe, le sort de ces victimes congolaises doit toujours s’excuser de son audace, même s’il est invité au Panthéon. Offrir dans ce monument une « statue éphémère » en leur honneur est une idée qui vient du projet avorté de créer un mémorial à l’embouchure du fleuve Congo, projet d’un certain Paul Panda Farnana, survivant des batailles coloniales. Pour le chorégraphe contemporain qu’est Linyekula, la mémoire est une nécessité pour améliorer le vivre-ensemble. « Je me considère comme un conteur, je raconte mes histoires à travers l’écriture, le théâtre, la danse, les images fixes ou en mouvement », dit-il. Mais il est aussi un conteur d’Histoire.
Une découverte à la Crypte du Panthéon
Pour la création de Statue of Loss, le Panthéon était donc un lieu parfait et Linyekula a pris soin de l’explorer pour constater que dans la Crypte, c’est un petit coin au fond qui est réservé à la tombe de Félix Eboué, une plaque pour Aimé Césaire et une autre pour Toussaint Louverture. Au-dessus, il voulait, par son rite entre danse (avec, à ses côtés, la Sud-Africaine Moya Michael), chant (la comédienne-chanteuse congolaise Pasco Losanganya) et musique (le trompettiste newyorkais Heru Shabaka-Ra) tenter un envol par les sons et par les gestes.
A quatre, ils prenaient possession de l’espace entier, Shabaka-Ra disparaissant ente les colonnes, les trois conteurs du corps posant au sol un cercle de cailloux au rythme des noms de quelques enrôlés congolais défunts, ou encore en lançant (de leurs propres mains !) le pendule de Foucault. En ouvrant finalement la grande porte d’entrée, investissant toute la ligne de fuite, du panorama urbain à La Convention Nationale.
Quand Linyekula croise Anselm Kiefer (et Josephine Baker)
Surtout, cette cérémonie fut encadrée par les vitrines et tableaux réalisés par Anselm Kiefer qui évoquent les morts des champs de bataille de la première guerre mondiale et font désormais partie des œuvres qui peuplent le Panthéon. En permanence. Le temps du rite éphémère de Statue of Loss, la musique de Pascal Dusapin qui est associée aux œuvres de Kiefer fut alors remplacée par le chant d’Albert Koujabo, prisonnier de guerre dans un camp allemand pendant toute la durée de la première guerre mondiale.
C’est dire qu’aucun des spectacles précédents présentés au Panthéon par Monuments en Mouvement ne résonnait avec le lieu aussi profondément que Statue of Loss. Nous étions le 25 juin et la campagne pour faire entrer Josephine Baker au Panthéon battait son plein. Deux mois plus tard, l’espoir se concrétisa : La danseuse-chanteuse sera panthéonisée le 30 novembre 2021. C’est comme si la cérémonie de Linyekula pour la mémoire collective et le vivre-ensemble lui avait ouvert les portes. « Nous les Noirs, on entre toujours par la petite porte », avait-il ironisé sur les marches du Panthéon, après un petit discours d’introduction, quand il amena le public à l’intérieur, par la gauche, la porte centrale restant fermée.
Une danse de revenant
En octobre, à L’Échangeur de Château-Thierry, après avoir présenté une version radicalement différente de Statue of Loss, il s’interrogea : « Vont-ils la mettre au fond, à côté de Félix Eboué ? » Après l’opulence, le dépouillement. Sur le plateau, le chorégraphe-interprète et Heru Shabaka-Ra restent entre eux, mais ouvrent d’autant plus d’espaces imaginaires, se connectant au sol et présentant au fond de la boîte noire des images filmées à l’embouchure du Congo, où le monument dont rêvait Paul Panda Farnana aurait dû être réalisé.
Le corps de Linyekula, qui y inscrit plusieurs noms à la peinture blanche, part dans une danse fantomatique, faisant bifurquer son corps dans toutes les directions à la fois, traversé par des secousses, à la manière d’un revenant, prenant en charge, en même temps, la souffrance et le désir de vivre des Congolais assassinés. Ce dépouillement, qui contraste de façon maximale avec les fastes du Panthéon, ne possède pas moins d’atouts, notamment l’impact immédiat d’une danse de possession dont les tremblements se transmettent jusqu’au bouts des doigts.
Un trio était annoncé, qui s’est transformé en duo, et la certitude s’est créée que Statue of Loss est un rite moderne dont la force ne dépend pas du nombre des participants ou des conditions matérielles. A géométrie variable, il s’adapte à tous les terrains, espaces et situations car l’oubli des faibles par les forts et des victimes par leurs bourreaux est universel. En témoigne la version créée en extérieur, au parc de Champagne à Reims, avec La Manège Scène Nationale.
Thomas Hahn
Spectacles vus
- le 25 juin à Paris, Le Panthéon, programmation du Théâtre de la Ville avec Monuments en Mouvement
- le 1eroctobre 2021, L’Échangeur, CDCN Hauts-de-France, festival C’est comme ça !
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