« Scena madre* » d’Ambra Senatore
Scena madre* d’Ambra Senatore a vu le jour à Turin, en avant-première au festival Teatro a Corte, avant d'être créé à Avignon.
Quand Ambra Senatore esquisse un galop, sa longue natte blonde fait figure de queue de cheval. Elle ne pourrait mieux tomber, dans une pièce à cheval entre danse, théâtre et cinéma. Car Scena Madre* cultive une graine de western, et une autre, de film d’aventure. Et bien d’autres, du drame sentimental au polar, du film muet à la comédie sociale. De chaque genre, une scène clé, une « scena madre » selon la terminologie italienne du septième art, se construit sous nos yeux et s’accroche aux autres, s’y glisse avec élégance ou éclate par effraction.
Pour cet hommage au cinéma, Ambra Senatore a réuni autour d’elle une troupe qui excelle autant dans le jeu d’acteur qu’en danse, et parfois même en chant. Il faut aussi souligner leur énorme travail de mémorisation, car le ballet des « scènes-mère » ressemble à un kaléidoscope qui tourne. Plus le spectateur s’amuse, plus l’interprète risque de perdre le nord.
Danser le 7e art
Scena Madre* est une pièce complexe, bien au-delà d’un simple exercice de style. La nouvelle directrice du CCN de Nantes y tire toutes les conclusions de ses pièces précédentes, nées sous l’idée qu’en danse aussi, on peut jouer une saynète de la vie quotidienne pour la rembobiner, la disséquer ou la mettre en abyme.
Avec son regard lucide et amusé sur les relations humaines de sa propre génération, Senatore se permet ici de faire la part belle à l’extraordinaire et à l’imaginaire. La dramaturgie est sa plus aboutie à ce jour, et sa plus complexe. Et pourtant on ne l’a jamais vu faire une pièce aussi sobre, aussi percutante et distillée. Pas l’ombre d’un temps mort, grâce à une dynamique double, savamment orchestrée, qui fait monter le suspense jusqu’au bout.
D’une part, chacune des « scènes-mère » se construit progressivement, et on en comprend toujours un peu plus sur les enjeux et les relations entre les protagonistes. Et plus le rythme accélère, plus la pièce s’amuse d’elle-même, multipliant les éléments burlesques. Aimera Scena madre* qui aime les films qui tiennent en haleine, tant la vérité s’y dévoile petit à petit, un élément s’ajoutant à l’autre.
Jeux de pistes
Au départ de Scena madre*, juste un geste, un déplacement, un son (on débouche une bouteille de vin, on sonne à la porte...). A ce stade, rien ne permet encore d’imaginer qui sont les protagonistes et leurs relations. On revoit bientôt les mêmes actions, ou presque, cette fois associées à leurs univers musicaux respectifs. Romantisme par-ci, minimalisme par-là... Le passage du geste nu à l’habillage musical rappelle tout le pouvoir de l’univers sonore en danse et révèle ce que la nudité cachait.
Surgissent alors des bribes de dialogues qui définissent les genres cinématographiques. Et Senatore de construire sa dramaturgie comme dans un vrai film, avec une « scène-mère » où tout s’emballe, suivie d’une chute de tension et d’une relance par divers effets de surprise. De l’énigme ne subsiste que ce qui est nécessaire pour que le spectateur continue de s’impliquer pleinement.
On voit et on revoit ce groupe qui lutte pour sa survie. Sont-ils en train d’escalader une falaise ou essayent-t-ils de gagner le rivage? Quand les post-it semblent résoudre l’énigme-mère, s’agit-il d’une intrigue policière (silhouette sur fond de rideau de douche façon Hitchcock) ou bien y a-t-il un mystère plus mystique à résoudre (« Le tableau est la solution à tout »)?
Elle aime les fausses pistes!
Dans Aringa rossa, l’une de ses pièces précédentes, Senatore a montré qu’elle aime l’univers du cinéma et ses fausses pistes. On sait par ailleurs qu’elle est originaire de Turin, ville qui cultive magistralement le mythe et la grandeur du 7e art. Dans Scena madre*, le hareng rouge surgit progressivement (surprise!). Car il est partout. Le désordre qui semble aller crescendo est en vérité très structuré - grâce à la danse, grâce aux unissons qui peuvent surgir tels des chœurs dans la tragédie antique pour traverser l’espace en trames courbes comme chez De Keersmaeker, évoquant le bruit d’une bande magnétique qu’on rembobine.
La vérité est dans les émotions, les disputes, les petites violences, les interrogations, les rencontres, les séparations et le désespoir. Tout se répète, mais varie comme dans le cerveau d’un cinéphile qui se réveillerait d’un coma et se remémore les scènes-clé de ses films préférés. Petit à petit, la mémoire revient, mais il est bien difficile de faire le ménage dans les images et les sons qui surgissent et se télescopent. L’astérisque dans le titre indique bien que tout reste en suspension, tout reste à faire...
Pour le spectateur, le sol blanc de Scena madre* est la page blanche sur laquelle s’inscrivent les scénarios possibles et probables. Mais qui saura les authentifier? Au-delà du plaisir à reconstituer des récits à la manière d’un archéologue, Senatore révèle ici à quel point nous sommes empreints de grands films, et surtout de leurs archétypes. Les références sont là, mais se tiennent à distance des titres précis. Voilà donc une formidable invitation au spectateur de devenir coauteur, et c’est pourquoi la pièce tient en haleine, du début à la fin.
Thomas Hahn
Vu les 29 et 30 juin 2017 en avant-première à Turin, Teatro Astra, festival Teatro a Corte
Création : Festival d’Avignon, Gymnase du Lycée Mistral, du 7 au 13 juillet 2017
Chorégraphie : Ambra Senatore
Avec Matteo Ceccarelli, Lee Davern, Elisa Ferrari, Nordine Hamimouch, Laureline Richard, Antoine Roux-Briffaud, Ambra Senatore
Musique : Jonathan Seilman et Ambra Senatore
Lumière : Fausto Bonvini
Costumes : Louise Hochet
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