« Runway » de Delgado Fuchs
Au festival Mars Planète Danse, première française pour le tout nouveau spectacle du collectif helvète débridé. Une affaire de cheveux bleus capables de tout.
Qu’est-ce qu’est le bleu ? Bien plus que « juste » une couleur ! Du « grand bleu » qui fait rêver au petit « bleu » qu’on subit suite à une mauvaise chute, le bleu est une abstraction, une métaphore. Le bleu a la réputation d’être une couleur « froide ». Et pourtant, seul le rouge est en mesure de déclencher plus d‘émotions et possède plus de puissance symbolique que le bleu... Le bleu nous emballe, entre la mer et le ciel. La condition humaine découle du bleu. Des myriades d’étoiles ont de la roche à offrir, mais pas d’eau et donc pas de ciel bleu. Sans bleu, pas de vie. Sans vie, pas de bleu. Peut-on dire autant du rouge ?
En même temps, même sur Terre, le bleu n’est pas une couleur très présente dans les matières biologiques, abstraction faite de très rares fleurs ou plumes d’oiseau. Le bleu est avant tout la couleur de l’air et de l’eau et donc de la transparence et de l’infini. D’où un effet d’étrangeté quand il est soudainement mis en relation avec les cheveux et donc avec une matière parfaitement concrète, solide et porteuse d’une autre symbolique, forte d’une sensualité excitante et non apaisante. Une matière capillaire bleue est un oxymore émotionnel perturbant, transformant le bleu en une couleur « chaude ».
Tissage d’images
A partir de cheveux et de poils bleus, Runway tisse un filet d’images auquel il est impossible de s’extirper. Les images se composent de chair humaine et d’étranges excroissances faites d’une matière pas tout à fait humaine, formant des filets et des tresses qu’on décortique sur scène et dont on distribue des échantillons au public. Quand il tombe entre les mains de Nadine Fuchs et Marco Delgado, le cheveu sait tout faire. Brillant de tout son bleu, il couvre le visage tel un voile ou un collant en nylon, il sert d’éponge sur la peau nue, il forme des excroissances de pubis, il se transforme en pompons de cheerleaders, il devient accessoire très fashion ou manteau royal et il se laisse accrocher au plafond, formant de doux et chauds stalactites.
Pour Runway, le plasticien Charlie Le Mindu, vedette de la coiffure underground chic, qui s’est frotté au show-biz (Lady Gaga) et à la danse, avec Philippe Decouflé, a prêté son savoir-faire de sculpteur capillaire au duo suisse. La rencontre entre les deux univers est parfaite. Les fantasmes sensuels de Delgado Fuchs, leur humour, leur goût pour les travestissements et les transformations pour atteindre le refoulé font merveille quand Le Mindu laisse libre cours au côté libertaire de son inspiration. Les cheveux sont alors une surface de projection idéale et leur éclatante coloration permet de prendre de la distance par rapport à tout débat houleux autour de questions morales ou religieuses, de nos jours rapidement mises sur le tapis. Car aussi troublant soit-il, le cheveu bleu permet de rester dans un registre symbolique et légèrement abstrait.
Comme un défilé dans une exposition de body-art
Le titre est un jeu de mots. Runway désigne autant le podium où se pavanent les mannequins que la piste de décollage pour avions. Le terme fait ici allusion au lien qui se tisse entre le public et les performers. Bien que présenté à L’Avant-Scène de Cognac dans une version frontale, Runway est conçu pour des lieux sans gradins ni hiérarchisation de l’espace, où le passage d’une image à l’autre se fait de façon plus naturelle que sur un plateau de théâtre. Les performers bougent d’un pas rapide et fortement cadencé, comme pour un défilé de mode accéléré, permettant au public de s’intégrer spontanément à la déambulation.
Dans cette installation animée se succèdent les propositions visuelles les plus invraisemblables. Que le spectateur se lève pour marcher ou qu’il reste assis, il est renvoyé à quelque chose de profond et pourtant indéfinissable qui sommeille en chacun. Comme dans les expositions de Le Mindu au Centre Pompidou ou au Palais de Tokyo, on ne sépare plus la performance des arts plastiques ni du body-art. Ce lien passe par la matière capillaire, mais aussi par le corps qui investit un espace partagé. Le moins qu’on puisse dire c’est que cet univers aussi loufoque que cohérent est tout sauf tiré par les cheveux ! C’est juste décoiffant...
Thomas Hahn
Mars Planète Danse, Cognac, L’Avant-Scène le 30 mars 2019
Conception, chorégraphie: Delgado Fuchs
Interprétation: Leja Jurišić, Valentin Pythoud, Krassen Krastev, Marco Delgado, Nadine Fuchs
Conception costume, accessoires: Charlie Le Mindu
Création sonore: Clive Jenkins
Création lumière: Alice Dussart
Régie générale: Vincent Tandonnet
Conseil dramaturgique: Anne Kersting
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