Rodin : L'onde de choc
Un colloque qui fait événement, c'est un événement ! En résonnance avec Rodin, l'exposition du centenaire au Grand Palais (du 22 mars au 31 juillet 2017) ce colloque se proposa d'examiner sous un nouveau jour la réception et le rayonnement de l'oeuvre de Rodin dans le monde et notamment en Europe. A chaque génération des artistes se sont positionnés par rapport à lui pour s'en inspirer, pour en prendre quelquefois le contrepied ou prélever un aspect pour l'inclure dans une autre logique formelle.
Ce colloque fut organisé par un comité scientifique présidé par Catherine Chevillot, directrice du musée Rodin. Il faut féliciter les organisateurs pour leur conception : ce fut une réunion européenne joyeuse, dynamique, variée, traversée par l'alliance du savoir et de la passion. Entre la grandeur de la France et la petite France il faut choisir. La France est grande quand elle ouvre sur son sol des foyers cosmopolites, réunissant artistes et penseurs. "J'ai vu se répandre... cette plaie des plaies, le nationalisme qui a empoisonné la fleur de notre culture européenne." (Stéfan Sweig). Connaissez-vous la nationalité de ceux qui oeuvrèrent à la Grotte de Lascaut ?
Des historiens d'art, des archivistes vinrent de tous les pays d'Europe. Il y a une civilisation européenne et celle-ci au cours de ces deux jours s'incarna avec des présences, des accents, en provenance du Danemark, d'Allemagne, de Belgique, d'Italie, de Suède, de Bordeaux, de Paris, de Croatie, d'Amiens, de Finlande, de Pologne, d'Angleterre, de Marseille.
Cette Europe de la culture, souvent inaperçue, offrit, au Grand Palais, un visage, des visages, des pensées vivantes. La plupart des intervenants nous parlèrent avec leurs connaissances et leur coeur. En art, l'émotion est à l'origine de la pensée plastique dit, sur la fin de sa vie, Emmanuel Kant dans La faculté de juger. Il y a une raison de l'art différente de la raison de l'économie. Chaque discours développe une organisation, un découpage, un montage. Mais ce qui est spontané c'est l'émotion. Qui précède la parole. Chaque penseur de l'art dispose ainsi en propre d'un potentiel plastique qu'il lui revient de "travailler".
Nicolas Villodre de la Cinémathèque de la danse écrit : " Deux récentes exhibitions l'une à Berlin (August Rodin und Madame Hanako), l'autre à Londres (Rodin et la danse, The essence of Movement à la galerie Courtaud) ont montré son goût pour la gestuelle moderne, la danse "primitive", "libre" à travers les figures féminines (Loie Fuller, Isadora Duncan, Ruth St Denis). Ses sculptures quand elles ne viennent pas de la danse dégagent une sensation rythmique. Un élément vient toujours déséquilibrer leur aplomb. Si geste il y a, il est fondu, recomposé, chaque démembrement du corps étant capté, griffoné, modelé avant de donner naissance aux mouvements synthétiques d'un ballet virtuel."
Le sujet de ce colloque n'était pas, au premier abord, Rodin et la danse. Mais ce thème traversa, en filigrane, d'évidence, un certain nombre de conférences.
Quand Bruno Ferrari, du musée de Gand, évoquant les liens du poète Verhaeren et de Rodin, parle de l'attrait de celui-ci pour les postures de Dante (comme Beckett qui est un Rodin inversé avec les minces personnages de ses films) il ouvre la réflexion suivante. Rodin ne se limite pas à exposer des figures tourmentées. Certaines surgissent d'un socle presque informe, peuplé de forces se brassant les unes les autres. Une sorte d'ouragan de pierre. La main de dieu nait du tohu- bohu d'un sol de marbre. La pierre, dans ses entrailles, génère le surgissement d'une main.
Rilke perçut en 1907 ce cheminement : "Ce que cette époque a en elle est sans forme, insaisissable, c'est une substance qui coule. Il fallait que cet homme la saisisse. Il a saisi tout ce qui était vague, en mutation en formation." (citation murale dans l'exposition du centenaire). Dès lors, une merveilleuse question s'offre à nous. L'informe dont parle Rilke, cette substance qui coule, n'est-ce pas le flux commun à la sculpture de Rodin et à la danse d'Isadora Duncan ? Isadora Duncan dit que l'informe comme rythme précède la composition du mouvement. Cette puissance informe, mais source de mutations, n'appartient à aucun art. C'est un à-priori historique de plusieurs arts. Et c'est le penseur de l'à-priori, Kant, qui dans La faculté de juger décrit un ouragan, une tempête, comme creuset d'une nouvelle manière de penser.
Dominique Brabant, de l'Université catholique d'Eichstadt-Ingolstadt, cite le philosophe Gunther Anders qui parle de "pré-forme".
Les oeuvres de Rodin et Duncan naissent en divergent de l'écoulement de cette substance sans forme. D'où leurs résonnances. Il y a des points communs entre cette sculpture et cette danse.
Leur goût partagé de la liberté s'exprime par exemple avec les Bourgeois de Calais (prisonniers et se libérant par leurs postures décentrées) et L'Etude révolutionaire de Duncan. La libération fait gestes, fait corps, fait modelés.
Dominique Brabant cite Josef Schmoll gen. Eisenwerth, à propos de Rodin "sa manière de désachever l'achevé... Prélever, amputer, progressivement le modelé afin de concentrer avec plus de force". Antoinette Le Normand Romain, une des commissaires de l'exposition du centenaire, nuança et parla de "figures partielles". Non seulement l'informe engendre en son creux la forme mais dans un second temps se fond en elle, sculpte, danse par en dessous avec un infini toucher. Quel est l'informe d'Isadora Duncan ? Quelques vagues perçues qui incorporées en elles firent courbures et rebonds.
Ainsi on comprend mieux l'expression "modelé souple" utilisée par Barbara Vujdesanovic du musées Ivan Meistrovic de Zagreb. Meistrovic et Rodin ont en commun une même conception du "creux" : figure repliée, tête inclinée, ou creux du dos, tête en arrière. Dans Je suis belle, le corps de l'homme en extension, dos creusé sous le poids de la femme recroquevillée, portée haut, offre un merveilleux contrepoint visuel et rythmique à la forme repliée à l'extrême. Au même moment la danse moderne creuse le corps afin d'accéder aux intimes incorporels, aux sensations.
Avec Rodin, avec Duncan advient une nouvelle dramaturgie. Ils partagent une conception novatrice de l'expression. Un visage représente une douleur, une angoisse, une joie. Mais celles-ci demeurent en même temps invisibles dans le fond informe d'un corps. La sculpture, la danse ne commencent pas par le visage pour exprimer. Elles s'approchent, se tiennent au niveau du fond de corps. Elles captent non pas une image de douleur, une image d'angoisse mais une intensité. L'expression est première. En séparant la douleur de sa représentation, de sa montée au visage, elle dénaturalise l'affection. C'est le socle, le creux qui accueillent la douleur en tant qu'intensité. Et la sculpture, la danse apparaissent de la rencontre entre l'intensité et l'expression. L'intensité travaille le marbre et le corps, le corps et le marbre travaillent l'intensité. Dans l'informe adviennent des luttes sourdes entre l'angoisse, la tristesse, la beauté et la vitalité. Rimbaud parlait d'un horrible travail (lettre à Jacques Démeny, 1871). Mais Duncan, Rodin ne sont pas d'horribles travailleurs. Leur élan, leur accumulation de forces sont filtrés par la concentration qui donnent à la pointe du trop-plein des nuances, des "retouches infimes" (Zweig).
Ce qui est invisible en nous, les sentiments, sujet au temps de l'usure, à la vieillesse, résonnent avec les éternelles sensations, avec les ondes éternelles.
Comment faire un corps avec les sensations, avec les ondes ? Regrouper des sensations et créer une forme consistante avec celles ci, c'est ce qui revient à l'art. Gunther Anders dans Sculpture sans abri, Etudes sur Rodin, revue Spazzetura n°5, évoque l'acte artistique : extraire "la chose" de la circulation économique. Mais chaque objet de la réalité habituelle n'appartient pas seulement à l'économie, il se situe dans un ordre naturel historique. L'ordre physique renvoie à l'ordre du discours (Foucault). Une étendue relève d'une construction née d'un rapport entre l'esprit et la matière. Rien n'est simplement naturel. Des perspectives, des horizontales, des verticales, des distances fixes entre les choses, des horizons, quadrillent un lieu. Rodin, Cézanne défont l'ordre physique, décomposent la solidité des choses. Cézanne parle "d'effondrement de l'assise géologique". Rodin révèle un socle ondulant, vagues de marbre, qui attire à lui les intensités retenues par la terre. Les couleurs, les intensités montent : autour d'elles naissent, prennent, de nouvelles formes, irrégulières, un peu déformées. Elephant Man se tient à la limite de ce champ d'expérience : mais toutes les mères savent que la nature invisible et informe peut parfois être monstrueuse. Et il revient à l'homme et à la femme d'accueillir le monstre et sa secrète tendresse.
Avec Cézanne, avec Rodin nait un nouveau monde, un nouveau jour. Existe un résonnance extraordinaire entre la libération des couleurs de Cézanne, le socle plastique de Rodin et le milieu (de lumière) chorégraphique extrait du mileu physique étudié pour la première fois par Auguste Comte.
Gunter Anders écrit : "L'ensemble du mouvement impressionniste a dissout l'univers substantiel en un processus, celui des ondes de la lumière." Mais la dissolution représente seulement un premier temps. Il faut que cela tienne insiste Cézanne. Il faut engendrer un corps d'ondes. Ce second temps ne va pas sans danger. La mise en rapport rythmique d'un rassemblement d'ondes, d'intensités, de couleurs, suppose patience, goût du détail, audace des contrepoints.
Ainsi chaque sculpture de Rodin apparait deux fois. On peut prendre le point de vue de sa gravitation "naturelle", de son poids sur le sol. Mais, en même temps, elle apparait avec une gravitation interne au marbre, une perspective intime qui souffle discrètement une élévation, une suspension. Pourquoi deux Bourgeois de Calais tiennent-ils merveilleusement sur demi-pointe ? Ces statues touchent le sol, ne touchent pas le sol. Qu'est-ce qui touche et ne touche pas le sol ? La danse. La danse qui vient à côté de Rodin.
Tobias Kampf de l'Université de la Rurhr, Bochum, mis en relation Rodin avec la Lebesnreform (la réforme de la vie) en Allemagne. Tobias Kampf est un être passionné et savant, disposant d'une vaste culture. Historien de l'art, philosophe, bon connaisseur de Husserl, il aime la danse. Il travaille à un rapprochement entre l'histoire de l'art et la danse à tous les niveaux. Le savoir suppose courage, audace, humour et bienveillance. La réforme de la vie selon Kampf n'est pas un courant constitué. C'est une vision qui se répartit entre entre plusieurs expériences artistiques : Isadora Duncan et ses "écoles de vie", le Bauhaus avec notamment Klee et le chorégraphe Oskar Schlemmer; Monte Véritas avec les chorégraphes Mary Wigman, Rudolf Von Laban. Selon Pierre Hadot, spécialiste de philosophie antique, il faut distinguer entre le discours philosophique et les manières de vivre qui lui font écho. Mais l'art moderne, à partir de ses singularités, diffusa également des perspectives pour la société. Non pas une morale, mais des modes d'existence.
Rodin et Isadora Duncan partirent non pas d'un corps d'ensemble mais de quelques points, "des points quelconques". Ce sont des germes qui s'ouvrent, développent des poussées : croissance de marbre, croissance de mouvements. Qu'est-ce qui fait naitre les corps ? Le temps, l'air du temps (Botticelli). Beckett tout au long de son oeuvre parle de germes.
Bernard Rémy
Auditorium du Grand Palais, 22 et 23 mars 2017
22 mars au 31 Juillet : Rodin. L'exposition du Centenaire au Grand Palais
L'exposition Rodin et la danse : avrll à juillet 2018
Avec le soutien du Musée Rodin, de La Réunion des Musées nationaux, de l'Ecole du Louvre, Les Amis du musée Rodin.
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