« Rodin » de Julien Lestel
Quel plaisir de pouvoir retourner à Pleyel pour de la danse. En l’occurrence celle, de style néoclassique, du Ballet Julien Lestel, dans la dernière création du chorégraphe sobrement intitulée Rodin.
La note d’intention du dossier de presse est crédible, bien conçue, donc énoncée clairement. Le chorégraphe ayant observé que, dans les sculptures de Rodin, « les corps, pourtant immobiles, semblent se déplacer, respirer, parler, voire crier, hurler ou supplier », il a dit-il, cherché à « transcrire, avec les corps des danseurs, toutes ces émotions en gestuelle. » À l’exception peut-être du Baiser, évoqué lors d’un magnifique pas de deux, les néophytes dont nous sommes ont eu des difficultés à repérer les références ou allusions aux chefs d’œuvre du maître de Meudon comme Le Penseur, Les Bourgeois de Calais, Le Balzac. Il faut dire que le chorégraphe n’a pas cherché à illustrer par la danse le bel art de la sculpture, y compris dès que celle-ci a voulu par ses propres moyens représenter certains mouvements, au sens propre du mot (celui de la marche, du déséquilibre, de la danse) comme au sens figuré de courants d’avant-garde (le cubisme français, le futurisme italien, l’expressionnisme allemand).
On sait l’importance de la danse pour Rodin. De la danse et des danseuses comme Loïe Fuller, Isadora Duncan, Ruth Saint Denis, Valentine de Saint Point, Sada Yacco, Hanako, Cléo de Mérode, Mata Hari. Sans oublier les danseuses cambodgiennes qu’il découvre lors de l’Exposition universelle de 1900 et qu’il va revoir en 1906 à l’Exposition Coloniale de Marseille. Sans parler de la danseuse contorsionniste Alda Moreno qui pose pour lui une jambe derrière la tête – geste que réutilise Julien Lestel à sa façon en demandant à ses interprètes féminines de prendre au sens propre leur pied avec une main tout en gardant un temps l’équilibre. Vu l’intérêt de la danse pour Rodin, qui sculpta aussi Nijinski dans un plâtre de petite dimension identifié en 1957, il était somme toute normal que l’art de Terpsichore lui rende la pareille. Ce que fait à sa façon, et avec talent, le Ballet Julien Lestel. Le chorégraphe n’oppose pas l’éternel gravé dans le marbre à l’éphémère de l’art de la scène, il en joue dialectiquement.
Galerie photo © Emma Derrier
Son ballet ne s’encombre pas de décorum. Il utilise simplement deux rideaux noirs, l’un à l’avant-scène et l’autre au fond et un écran blanc, tantôt 4/3, tantôt bien plus large, qu’aucune image vidéo ne vient profaner. Les lumières de Lo Ammy Vaimatapako font le reste, donnent le ton, l’ambiance, l’atmosphère. Les costumes de Patrick Murru sont très réussis, qui alternent le noir et le blanc et, avec la couleur chair, entretiennent le doute entre le dénudé et le nu intégral. La question du corps étant fondamentale pour l’artiste plasticien comme pour le choréauteur. Les compositions post-romantiques d’Ólafur Arnalds, de Kerry Muzzey et d'Iván Julliard rythment l’écoulement et, le cas échéant, précisent les desseins du chorégraphe. À cet égard, Pleyel, restauré maintes fois ces trente dernières années, conserve son acoustique idéale. Nul n’est donc besoin de pousser au maximum les curseurs de la table de mixage. Qui plus est, contrairement à des salles comme celles de l’Espace Cardin ou de la Cité de la musique, les pieds des danseurs sont visibles du plus loin où l’on soit placé à l’orchestre. Ce qui est appréciable pour un spectacle de danse.
Galerie photo © Frédéric Ferranti
Il faut reconnaître que Julien Lestel évite du début à la fin tout effet mimétique, représentatif, narratif convenu, attendu, pour ne pas dire redouté. Ce en quoi, ce par quoi sa danse reste fluide, conçue ou débobinée d’un seul tenant, ce, malgré les variations lumineuses ou musicales et les différences de tempos. On n’y ressent aucune crispation. Plus que l’anecdote, le sujet, le personnage ayant servi de modèle à Rodin, ce sont les notions communes, les concepts, abstraits par définition, qui semblent avoir en premier lieu ou en dernière instance captivé Lestel : la pesanteur, la légèreté, la puissance, l’intensité, la douceur, l’équilibre, l’immobilité, prouesse s’il en est pour un danseur. L’impression de continuum est renforcée par l’unisson de la compagnie. Les interprètes sont remarquables, en solo, en duo comme en groupe. Comme tels, ils méritent d’être nommés : Eva Bégué, Titouan Bongini, Florent Cazeneuve, MaxenceChippaux, Jean-Baptiste de Gimel, Roxane Katrun, Inès Pagotto, Louis Plazer, Mara Whittington ainsi que l’artiste invitée Alexandra Cardinale.
Nicolas Villodre
Vu le 9 février 2023 Salle Pleyel.
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