« Résonance » de François Veyrunes
Les visites du chorégraphe grenoblois sont rares et précieuses et voilà qu'il participe successivement à Trajectoires (Nantes) et Faits d'Hiver (Paris) avec une création très symptomatique. François Veyrunes développe une matière gestuelle singulière, lente et puissante, ici au service d'un propos qui met en dialogue le flux irrépressible et le besoin de l'organisation collective. Deuxième volet d'une trilogie qui devrait aboutir en 2024, ce Résonance porte parfaitement la marque stylistique de son auteur.
Evidemment, dans un théâtre à l'italienne, par exemple, cela fonctionnerait moins bien… Mais là, avec le premier rang au niveau même du plateau et quelques dizaines de centimètres pour séparer la scène du public, le noir étant venu, le premier coureur à se précipiter sur l'espace dans une course résolue semble littéralement jaillir du public même. Il freine sa course à point pour attraper au vol une femme, elle aussi sortie en courant des rangs de l'assistance. Pendant près de cinq minutes, les couples vont ainsi se former d'une collision acrobatique et se défaire lentement à partir du porté obtenu dans un mouvement où les appuis sur l'un permettent à l'autre de composer une descente comme extraite du temps, suspendue, dégagée de la gravitation et d'autant plus impressionnante qu'elle affecte n'avoir rien à voir avec le poids, l'effort ou la pesanteur et tranchant avec la course précédant par sa retenue même. Une manière de Ronde à la Schnitzler dépourvue de toute visée sociale et où l'apogée de la rencontre serait vécue au ralenti avant de replonger les corps dans le torrent du mouvement sans fin…
Second opus d'une Trilogie humaine, Résonance reprend les grands principes que François Veyrunes a posés pour le précédent cycle, également une trilogie mais explorant une certaine idée des mythes dont la première étape, Tendre Achille (2014), a comme fixé des principes scénographiques et de composition toujours d'actualité (grands panneaux de couleurs sourdement métallique ou supports de projection ; interprètes autour de l'espace scénique ; alternance de solos et d'ensembles enchaînés sans pause ; rythme implacable mais calme). Ce Résonance exploite aussi les principes de ce travail de retenue et de puissance qui demande à ses interprètes une maîtrise hors du commun et qui paraît comme extraire le mouvement du flux. Cela explique, quoique en partie seulement, le goût du chorégraphe pour les danseurs au format de déménageurs de pianos… Gaétan Jamard qui participait aux épisodes précédents a trouvé avec Sébastien Ledig, Tom Levy-Chandet et Geoffrey Piocquin des costauds avec lesquels il s'appareille aimablement…
Il y a là les prémices d'une mêlée de rugby tout à fait crédible. Les trois danseuses, Emily Mézière, Sarah Silverblatt Buser et Francesca Ziviani, dont la première et la troisième sont des habituées du chorégraphe, paraissent, à première vue, moins impressionnantes. La surprise n'en est donc que plus grande de les voir, à leur tour, manipuler leurs partenaires masculins… Car quoiqu'apparemment sans effort, la complexité des portés, le défi à la gravité et jusqu'à ce contraste entre les physiques des protagonistes, tout concourt à poser la question de la force. Mais pas seulement ! Ce n'est pas le moindre des intérêts de la recherche de François Veyrunes que cette façon d'interroger la notion de force en la dégageant de tout présupposé testostéronné, mais en la rapprochant des concepts de maîtrise et de technique (et qu'en aurait pensé Maître Yoda ?)…
Pendant ce temps, la succession des duos s'est interrompue dès lors que l'un d'eux est devenu trio… Puis les sept interprètes en viennent à occuper tous ensemble le plateau par groupes aux effectifs variant en fonction d'arrangements divers. La musique apparaît à ce moment : La Passion selon Saint-Jean de Arvo Pärt, pièce où l'Estonien mystique lâche les rênes de la grande forme… Ce n'était pas une raison suffisante pour lui couper assez rudement la parole par des ajouts électros. Couper le son à Pärt n'est pas en soi un délit, mais autant que le larcin soit constructif. Ici, il n'atténue guère la grandiloquence mystique toute de simplicité affectée, mais la noie périodiquement dans une confusion supplémentaire et l'écoute ne profite guère au mixage de la dynamique espérée. Il y a là un équilibre à trouver.
Pour l'heure, tous en ont profité pour abandonner le plateau, hors une des danseuses engagée dans un solo tout de retenue (toujours la retenue) préludant d'autres à suivre. Les interprètes restant parfois au bord de l'espace, parfois rejoignant le noir de la salle et l'anonymat des premiers rangs du public, l'assistance elle-même, comme une métaphore d'humanité entière paraît nourrir cette incessante autant qu'inexorable succession de morceaux de bravoure ralentis et fugaces. Quelques fois, la constitution de groupes, poussant petit à petit vers la tentation de l'unisson, ralentit le flux impavide du mouvement. Et toujours celui-ci reprend et la collectivité se dilue à nouveau dans l'inexorable coulée des corps qui pourtant finissent par revenir, occupant l'espace en l'organisant, chacun à sa place, chacun unique mais similaire dans la gestuelle et la rythmique, et tarissant le flot de mouvement.
A la fin, ainsi, une communauté s'est constituée en parvenant à stopper la ronde.
Philippe Verrièle
Vu au théâtre de Châtillon le 31 janvier 2022 dans le cadre du Festival Faits d'Hiver
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