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Reportage photo à Chaillot : Sur la « Planète » de Damien Jalet et Kohei Nawa

Dans les coulisses de Planet [wanderer] de Damien Jalet et Kohei Nawa : Carbure de silicium, slime et fécule de pomme de terre. Et huit danseurs ! 

Quand Planet [wanderer] débute, c’est une vraie pluie d’étoiles qui tombe sur le plateau, où la silhouette d’une danseuse se dégage lentement d’un paysage, sombre mais scintillant. Puis, c’est tout un groupe qui prend l’espace. Un par un, ils se dégagent d’une énorme méduse matricielle pour ramper à travers le sol, recouvert de carbure de silicium. Chacun.e arrive à une sorte de puit, rempli d’une masse blanche, apparemment en ébullition. Et le miracle de Planet [wanderer]  se met en route. Les jambes plongées dans le liquide blanc jusqu’aux mollets, les corps se penchent et se courbent, tels des roseaux bercés par le vent, jusque dans une position surréelle, parallèle au sol, comme si la gravité terrestre devenait modulable, au gré des envies de chacun.e. 

Planet [wanderer] est bien plus qu’une pièce de danse. Dans la Salle Jean Vilar de Chaillot, les dégagements et les coulisses se sont quasiment transformés en laboratoire. Cette nouvelle collaboration entre le plasticien japonais Kohei Nawa et le chorégraphe Damien Jalet, la deuxième en France et la quatrième au total, utilise d’étonnants matériaux et substances pour obtenir des effets visuels et cinétiques surprenants. Effets de surprise également derrière et à côté du plateau, où on pourrait avoir l’impression que les travaux de rénovation de la salle Jean Vilar, prévus à partir de la saison prochaine, s’amorcent déjà. Pour préparer tous les matériaux, l’équipe à même recours à une bétonneuse !

Galerie photo © Thomas Hahn

Le katakuriko, de la cuisine au plateau

Nous sommes le 8 septembre, à une semaine de la première, et la troupe prépare le troisième filage de la pièce. Kohei Nawa va y assister et arrive tout droit de Art Paris, où il a présenté son projet pour une sculpture destinée à marquer la silhouette de l’Île Seguin, face à la Seine Musicale. Nawa, plasticien de renommée mondiale, a remporté le concours du département Hauts-de-Seine avec le concept d’une sculpture en inox d’une hauteur de 25m, représentant les effets de la gravité : Ether (Equality).Elle sera installée à l’automne 2022, mais depuis le jour même où nous le rencontrions Salle Jean Vilar, une maquette de son œuvre est exposée à Paris, au pied de la Tour Eiffel. C’est certain, chez Jalet le travail des danseurs n’a rien d’ordinaire et ses partenaires artistiques sont tout aussi extraordinaires…

Avant que le filage démarre, Kohei Nawa trouve le temps de répondre à quelques questions, en commençant par la masse blanche dont les techniciens remplissent les huit puits avant le début du spectacle. Il s’agit de fécule de pomme de terre, un ingrédient naturellement présent dans la cuisine japonaise, pour lier sauces et soupes. Son nom japonais : katakuriko. Il y en avait donc, sans hasard aucun, un paquet dans la cuisine de Nawa, à Osaka, quand Jalet l’y rejoignit, un jour en 2015, pour échanger autour de Vessel, leur première réalisation commune. « Damien cherchait un produit qui puisse changer d’état entre solide et liquide », se souvient Nawa. Vision immédiatement mise en œuvre. Car en effet, la fécule, une fois mélangée à l’eau, est solide quand on la serre dans la main et se met à couler dès qu’on relâche la pression. Et Nawa de poétiser : « Le changement d’état entre liquide et solide est comme une métaphore du corps humain entre la vie et la mort. »

Liquide blanc, granulé noir

Mais dans une cuisine, les quantités sont modestes, alors qu’à Chaillot, le katakuriko se prépare à la bétonneuse. Selon l’équipe, un exemplaire supplémentaire devrait même arriver pour augmenter la capacité… Après la bétonneuse, la fécule est versée dans un grand bassin, où le mélange est constamment remué. Prochaine étape : Pour amener la masse blanche sur le plateau, les techniciens en remplissent d’énormes bacs, où le mélange – toujours 33 litres d’eau pour 50 kg de fécule – est soigneusement remué et maintenu à température idéale. Et sur le plateau, là encore, il faut que la masse reste en mouvement. Ce qui se fait en insufflant de l’air dans les bacs, grâce à un système de tuyaux qui passent sous l’énorme praticable qui recouvre la quasi-totalité du plateau. Le bouillonnement du katakuriko est donc un effet pneumatique. Et si les danseurs ne se brulent donc pas les jambes, celles-ci sont tout de même recouvertes d’une fine couche blanche, en regagnant le sol solide. 

Mais il y a plus dur, dans tous les sens du terme. Car les grains de carbure de silicium, dans toute leur beauté visuelle sous les projecteurs, sont assez redoutables. Il suffit de se dire que ce produit recouvre habituellement les feuilles de papier de verre. C’est un des matériaux les plus durs qui existent sur la planète. Et pourtant, les danseurs disent sentir une certaine douceur quand ils plongent dans un bac rempli de ce matériau abrasif.  « C’est tout de même moins tranchant que le verre. On voit ça très bien quand on regarde un grain sous le microscope », dit Nawa. Par contre, la poussière qui s’en dégage est redoutable et les techniciens arrosent le plateau trente minutes avant chaque représentation, pour éviter les émissions. 

Une idée de jardin japonais

La préparation du plateau inclut également un ratissage complet et très soigné. Car nous sommes ici quasiment dans un jardin zen, autant que sur une autre planète ou encore dans le désert d’Atacama au Chili. Jalet s’en est inspiré puisque c’est l’un des endroits les plus arides au monde. Dystopie ou jardin zen à Kyoto, ce paysage correspond aux deux extrêmes. Mais à quoi correspond la pluie finale, quand une autre masse, cette fois entre le blanc et le transparent, tombe des cintres ? Voilà une sorte de slime, un mélange de colle Cléopâtre, d’eau, borax (tétraborate de sodium) et antiseptiques qui se déverse sur le plateau. Intempestivement parfois, car ce jour-là, quelqu’un avait appuyé sur le bouton par mégarde. Il fallait nettoyer la scène et la répétition se déroula dans un studio. « Mais c’était très beau », commente Jalet le moment fatal où la pleine charge de slime tomba d’un coup. 

Une pluie de slime

« L’idée d’une pluie en slime vient de mon installation Force,où de l’huile de silicone crée une structure verticale, comme faite de cordes, en coulant constamment du plafond vers le sol, sous l’effet de la force gravitationnelle. Mais ici, on ne pouvait pas travailler avec une matière aussi grasse. C’est pourquoi j’ai choisi le slime. » L’équipe technique, elle, en était à sa seizième version, toujours à la recherche du mélange optimal des composantes, pour atteindre une viscosité optimale, rendant le plus bel effet. « Les matériaux sont le vocabulaire de mes œuvres et l’écriture chorégraphique de Damien Jalet rapproche les danseurs de sculptures », commente Nawa. La danse n’a pas trop de secrets pour lui : « Quand j’étais étudiant en beaux-arts, je travaillais tous les étés, pendant six ans, comme stagiaire bénévole dans l’atelier de Min Tanaka. J’y ai rencontré beaucoup de danseurs, musiciens, performers etc. » 

Galerie photo © Thomas Hahn

A l’étage supérieur, aux ateliers costumes, les costumières préparaient les pantalons, d’un tissu est fort mais souple. Si les danseurs ont l’air de se fondre dans ce paysage, c’est que les costumières en recouvrent également les pantalons de ces grains anthracites. Nawa souligne l’importance du matériau et de la métaphore : « Mon idée était que nous sommes dans un paysage fait de poussière d’étoiles. J’y attache la plus grande importance. Ce sont des météorites, un matériau interstellaire. Je voulais des particules très tranchants, pour les reflets de lumière. L’idée est qu’on se trouve sur une autre planète et tout commence par la poussière d’étoiles.Et tout s’y termine quand à la fin, les danseurs disparaissent dans la poussière d’étoiles. Cette idée circulaire m’importe beaucoup.»

Dans un pays où les normes continuent de régner avec force, sa vision artistique témoigne de son originalité. « Depuis mon enfance, j’adore la recherche sur les matériaux et la physique m’intéresse parce que je peux expérimenter mes idées pour utiliser les matériaux de manières nouvelles, par exemple pour créer des sculptures de mousse, ou en huile de silicone. Etudiant, je ne voulais pas utiliser les matériaux classiques comme la pierre ou le bois, mais trouver une voie personnelle. » Sa collaboration avec Damien Jalet propulse la danse vers des aventures artistiques particulièrement audacieuses. Pour le spectateur comme pour les danseurs. Jalet ne le nie pas : « Je choisis mes danseurs pour leur capacité et leur volonté à sortir de leur zone de confort, pour leur résilience et leur curiosité. » Même les techniciens travaillent plus que jamais, dans un engagement total. Avec Planet [wanderer], Jalet et Nawa s’apprêtent à frapper un grand coup.

Thomas Hahn

Chaillot – Théâtre National de la Danse, du 15 au 30 septembre 2021

https://theatre-chaillot.fr/fr/saison-2021-2022/planet-wanderer

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